L’invention du développement

Arturo Escobar

dimanche 27 février 2011, mis en ligne par Dial

Nous continuons, avec un texte un peu plus théorique, la publication d’une série de textes critiques de la notion de « développement » entamée dans le numéro de décembre 2010 [1]. L’auteur, colombien, est actuellement professeur d’anthropologie à l’Université de Caroline du nord - Chapell Hill. Il est notamment l’auteur de Encountering Development : The Making and Unmaking of the Third Word [2]. L’ouvrage a aussi été traduit en espagnol sous le titre La invención del Tercer Mundo [3]. Ce texte, qui est extrait du chapitre 2 d’ Encountering Developpement, a été publié sous la forme d’un article en 1999 dans la revue Current History [4]. Son titre est aussi celui du chapitre IV d’un livre de Gilbert Rist qui vient compléter utilement les textes présentées jusqu’à présent, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale [5].


Un des nombreux changements survenus dans la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale a été la « découverte » de la pauvreté de masse en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Passée relativement inaperçue et apparemment logique, cette découverte allait servir de fondement à une importante restructuration de la culture et de l’économie politique à l’échelle mondiale. Le discours guerrier a investi le domaine social et un nouveau terrain géographique : le tiers monde. La lutte contre le fascisme a été mise de côté tandis que la « guerre contre la pauvreté » a commencé à occuper une grande place. Des faits éloquents ont été invoqués pour justifier cette nouvelle guerre : « Plus de [1,5 milliard] de personnes, soit environ deux tiers de la population mondiale », écrit Harold Wilson dans The War on World Poverty (« La Guerre contre la pauvreté mondiale »), « vivent une situation de faim aiguë, ce qui signifie qu’elles sont en proie à des maladies de la nutrition identifiables. Cette faim est à la fois la cause et la résultante de la pauvreté, des conditions sordides et de la misère que ces gens connaissent. »

Des déclarations comme celle de Wilson se sont fait entendre à la fin des années 40 et tout au long des années 50. Ce changement de mentalité a été favorisé par la reconnaissance de la pauvreté et des troubles sociaux chroniques existant dans les pays pauvres, et de la menace qu’ils représentaient pour les pays plus développés. C’est ainsi que l’on a compris qu’il fallait faire quelque chose avant que le niveau d’instabilité dans le monde devienne incontrôlable. Les destinées des régions riches et pauvres de la planète apparaissaient étroitement liées. « Pour être vraie, la prospérité du monde doit être indivisible », déclarait un groupe d’experts universitaires en 1948. « Elle ne peut durer dans une région du monde si les autres régions vivent dans la pauvreté et dans de mauvaises conditions sanitaires. »

Tout comme, dans les sociétés de marché, les pauvres étaient définis comme les populations manquant de l’argent et des biens matériels détenus par les riches, les pays pauvres ont été définis à l’aune des critères de richesse des nations économiquement les plus favorisées. Cette conception de la pauvreté a trouvé un étalon idéal dans un instrument statistique : le revenu annuel par habitant. D’une façon plus ou moins arbitraire, près de 70% des habitants de la planète ont été mis au rang des pauvres en 1948 lorsque la Banque mondiale a décrété qu’étaient pauvres les pays ayant un revenu annuel par habitant inférieur à 100 $. Et, dès lors que le problème tenait à l’insuffisance du revenu, la croissance économique s’imposait d’elle-même comme étant la solution.

La pauvreté est ainsi devenue une catégorie d’analyse et a fait l’objet d’une nouvelle problématisation. Il est devenu évident, nécessaire et universellement reconnu que la principale caractéristique du tiers monde résidait dans sa pauvreté et que la solution résidait dans la croissance économique et le développement.

On a cru que les pays riches avaient la capacité financière et technologique d’apporter le progrès au monde entier. Ce qu’ils avaient connu dans le passé les a fermement convaincus que c’était une chose non seulement possible – et a fortiori souhaitable – mais probablement inévitable. Tôt ou tard, les pays pauvres deviendraient riches, et le monde sous-développé deviendrait développé. Un nouveau type de savoir économique et une plus grande expérience de l’organisation des systèmes sociaux ainsi que de leur gestion ont fait paraître encore plus plausible la réalisation de cet objectif. Il s’agissait désormais de mettre en place la bonne stratégie pour y parvenir, de mettre en branle les forces appropriées pour assurer le progrès et le bonheur dans le monde.

Derrière le paravent des préoccupations humanitaires et des perspectives encourageantes annoncées par cette nouvelle stratégie, de nouvelles formes de pouvoir et de contrôle, plus subtiles et élaborées, sont entrées en action. La capacité des pauvres à décider de leur vie et à la prendre en main s’en est trouvée amoindrie comme sans doute jamais auparavant. Les pauvres sont devenus la cible de pratiques plus complexes, de divers programmes qui semblaient incontournables. C’était le type de développement que soutenaient activement les nouveaux organes du pouvoir aux états-Unis et en Europe, les services de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement et des Nations unies, les universités, centres de recherche et fondations états-uniennes et européennes [6], et les nouveaux services de planification des grandes capitales du monde sous-développé. Et il allait s’étendre en quelques années à tous les aspects de la société. Voyons maintenant de quelle façon ces évolutions de l’histoire ont conduit au nouveau discours sur le développement.

Le discours sur le développement

Le développement a été le fruit d’un discours dans le cadre duquel seules certaines choses pouvaient être dites, voire imaginées. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour répondre à cette question, commençons par examiner les principes de base du développement tels qu’ils ont été posés dans les années 40 et 50. On croyait fondamentalement que la modernisation était la seule force en mesure de mettre un terme à des superstitions et des relations archaïques. L’industrialisation et l’urbanisation passaient pour être les voies de la modernisation incontournables et forcément porteuses de progrès. Seule l’amélioration des conditions matérielles permettrait au progrès social, culturel et politique de s’accomplir. Cette croyance a conduit à l’idée que les investissements constituaient le plus important vecteur de la croissance économique et du développement. On a ainsi considéré dès le départ que l’essor des pays pauvres exigeait de gros apports de capitaux pour subvenir à l’amélioration des infrastructures, à l’industrialisation et à la modernisation générale de la société. D’où viendraient ces capitaux ? L’épargne intérieure constituait une réponse possible. Mais comme on estimait que ces pays étaient pris dans un « cercle vicieux » alliant pauvreté et manque d’argent, le plus gros de ces capitaux devrait être fourni par l’étranger. En outre, il était absolument nécessaire que les gouvernements et les organisations internationales participent activement au soutien et à l’orchestration des efforts engagés pour remédier au retard général et au sous-développement économique des pays pauvres.

Quels sont donc les principaux éléments qui ont joué dans la formulation de la théorie du développement ? D’abord la formation de capital, et les différents facteurs qui lui sont liés : technologie, population et ressources, politiques monétaires et budgétaires, industrialisation et développement de l’agriculture, commerce et échanges commerciaux. Puis des facteurs en rapport avec la culture, comme l’éducation et la nécessité de promouvoir les valeurs culturelles modernes. Enfin, il fallait créer les institutions appropriées pour accomplir une tâche complexe à réaliser : organisations internationales (telles que la Banque mondiale et le FMI, créés en 1944, et la plupart des agences techniques des Nations unies, également nées au milieu des années 40), organes de planification nationaux (qui ont proliféré en Amérique latine, notamment après la formation de l’Alliance for Progress [« Alliance pour le progrès] au début des années 60), et agences techniques de toute sorte.

Cependant, le développement n’a pas simplement été le résultat d’une combinaison, d’une étude ou d’une mise en place progressive de ces éléments – certains existaient déjà depuis quelques années –, ni le produit de nouvelles idées – certaines avaient déjà fait leur apparition ou étaient sur le point de surgir –, ni l’effet des nouvelles organisations ou institutions financières internationales – qui comptaient des ancêtres, comme la Société des nations. Il a été le résultat de l’instauration de diverses relations entre ces éléments, institutions et pratiques, et de la systématisation de ces relations afin qu’elles forment un tout.

Pour comprendre le développement en tant que discours, il faut examiner ce système de relations, relations qui déterminent les conditions dans lesquelles les sujets, notions, théories et stratégies seront intégrés au discours. Le système de relations fonde une pratique discursive qui fixe les règles du jeu disant qui pourra s’exprimer, de quel point de vue, avec quelle autorité, et au nom de quelle compétence. Elle établit les règles à suivre face à tel ou tel problème, théorie ou sujet susceptible de surgir et d’être nommé, analysé et finalement transformé en une politique ou un plan.

Dissection du tiers monde

Les problèmes de développement qui commençaient à se poser étaient aussi nombreux que variés. Certains s’imposaient à la vue de tous – pauvreté, insuffisance des moyens technologiques et des capitaux, forte croissance démographique, services publics inadaptés – tendis que d’autres se manifestaient d’une manière plus discrète, voire insidieuse (attitudes culturelles et valeurs, facteurs raciaux, religieux, géographiques ou ethniques soupçonnés d’être liés au retard des pays).

Tout était passé au crible par les nouveaux experts : les mauvaises conditions de logement des masses rurales, les grandes zones agricoles, les villes, ménages, usines, hôpitaux, écoles, services publics, villages et régions, et, pour finir, le monde dans son ensemble. L’énorme champ d’action du discours couvrait presque dans leur totalité les dimensions culturelle, économique et politique du tiers monde.

Les acteurs de ce spectre n’ont pas tous été en mesure de recenser les sujets à étudier ni d’obtenir que leurs problèmes soient pris en considération. L’autorité était exercée selon des principes clairs. Ils concernaient le rôle des experts, à qui était demandé un certain niveau de connaissance et de compétence, des institutions comme les Nations unies, qui détenaient l’autorité morale, professionnelle et juridique de nommer des sujets et de définir des stratégies, et des organismes de prêt internationaux, symboles du capital et du pouvoir. Ces principes concernaient également les gouvernements des pays pauvres, qui détenaient toute autorité juridique et politique sur la vie de leurs administrés, et la place dominante des pays riches, qui possédaient le pouvoir, le savoir et l’expérience nécessaires pour décider de la marche à suivre.

C’est à partir de ces institutions qu’économistes, démographes, enseignants et experts de l’agriculture, de la santé publique et de l’alimentation ont élaboré leurs théories, présenté leurs évaluations et observations, et mis au point leurs programmes. Des problèmes n’ont cessé d’apparaître, et des catégories de clients se sont fait jour. Les experts du développement en sont venus à créer des « classes anormales » (comme les « illettrés », les « sous-développés », les « mal nourris », les « petits agriculteurs » ou les « paysans sans terre ») en vue de leur traitement et de leur révision ultérieurs. De nouveaux problèmes ont été pris en compte d’une manière progressive et sélective ; une fois intégré au discours, un problème devait être rangé dans une catégorie et spécifié. Certains problèmes étaient spécifiés à un niveau donné (local ou régional, par exemple) ou à plusieurs de ces niveaux (ainsi, une déficience nutritionnelle dépistée chez des ménages pouvait être spécifiée comme étant une insuffisance de la production régionale ou une déficience touchant une tranche de la population donnée), ou par rapport à une institution particulière. Mais la précision apportée par ces spécifications ne visait pas tant à mettre en lumière les solutions possibles qu’à faire des « problèmes » une réalité visible se prêtant à un traitement particulier. Associées à ce type de processus mental, des approches qui auraient pu avoir des effets bénéfiques en réduisant les contraintes matérielles se sont transformées en des instruments de pouvoir et de contrôle.

De même, d’autres discours historiques ont influencé des représentations particulières du développement. Le discours communiste, par exemple, a favorisé des choix qui mettaient en valeur le rôle de l’individu dans la société et, notamment, des approches axées sur l’initiative privée et la propriété privée. L’accent ainsi mis sur cette question dans le contexte du développement et une attitude moralisatrice aussi affirmée n’auraient probablement pas existé sans la persistance de la vague anticommuniste née durant la guerre froide.

Dans la même veine, le patriarcat et l’ethnocentrisme ont influencé la forme prise par le développement. Les populations indigènes devaient se « moderniser », la modernisation s’entendant comme l’adoption des « bonnes » valeurs, c’est-à-dire celles défendues par la minorité blanche ou une majorité métisse et, de manière générale, celles inscrites dans l’idéal de l’Européen cultivé – les programmes d’industrialisation et de développement agricole avaient pourtant non seulement rendu invisible le rôle de production joué par les femmes mais aussi contribué à perpétuer leur situation de subordination. Des formes de pouvoir liées à la classe, au sexe, à la race et à la nationalité ont ainsi trouvé leur place dans la théorie et la pratique du développement.

En 1955, un discours était apparu, caractérisé non pas par un objet unique mais par la conjonction d’un grand nombre d’objets et de stratégies, non pas par un nouveau savoir mais par l’inclusion systématique de nouveaux objets dans sa sphère. Or, parmi les éléments exclus, le plus important a été et demeure la raison d’être supposée du développement : les êtres humains. Le développement a été – et demeure pour une bonne part – une idée venue d’en haut, ethnocentrique et technocratique qui fait des êtres et des cultures des notions abstraites, des chiffres statistiques qui dessinent des courbes ascendantes et descendantes dans les graphiques du « progrès ». Le développement était conçu non pas comme un processus culturel – la culture constituait une variable résiduelle appelée à disparaître au fur et à mesure de la modernisation – mais comme un ensemble d’interventions d’application plus ou moins universelle censées apporter des produits « de première nécessité » à une population « cible ». Il ne faut pas s’étonner de ce que le développement soit devenu une force à ce point destructrice pour les cultures du tiers monde, au nom de l’intérêt des peuples, ce qui ne manque pas d’ironie.

Recours aux professionnels

Le développement a donc constitué une réponse à la problématique de la pauvreté telle qu’elle s’était posée dans les années postérieures à la Seconde Guerre mondiale, et non un processus cognitif naturel qui aurait mis à jour et traité peu à peu les problèmes ; à ce titre, il doit être perçu comme un concept historique créant un espace dans lequel les pays pauvres sont connus, définis, et font l’objet d’une intervention. L’idée du développement en tant que concept historique requiert une analyse des mécanismes par lesquels il se transforme en une force active et réelle. Ces mécanismes sont structurés par des formes de savoir et de pouvoir et peuvent être étudiés comme des processus d’institutionnalisation et de professionnalisation.

La notion de professionnalisation renvoie ici principalement au processus qui assujettit le tiers monde au savoir des experts et à la science occidentale de manière générale. Cela se fait au travers d’un ensemble de techniques, de stratégies et de pratiques sectorielles qui organisent la production, la validation et la diffusion de connaissances sur le développement, y compris les disciplines universitaires, les méthodes de recherche et d’enseignement, les critères d’experts et diverses pratiques professionnelles : autrement dit, les mécanismes par lesquels une politique de la vérité est instaurée et poursuivie, par lesquels certaines formes de savoir sont frappées du sceau de la vérité. Cette professionnalisation s’est effectuée grâce à la prolifération des sciences du développement et disciplines connexes. Elle a rendu possible l’intégration progressive des problèmes à l’espace du développement, en les mettant en évidence d’une façon conforme au système de savoir et de pouvoir établi.

La professionnalisation a également permis d’extraire tous les problèmes de la sphère politique et culturelle pour les placer dans la sphère apparemment plus neutre de la science. Il en a résulté la mise sur pied de programmes d’études sur le développement dans la plupart des grandes universités du monde développé, et la création ou la refonte d’universités du tiers monde selon les besoins du développement. Les sciences sociales empiriques, en plein essor depuis des années 40, notamment aux états-Unis et en Grande-Bretagne, ont joué un rôle déterminant à cet égard. Il en a été de même pour les programmes d’études d’aires culturelles, devenus à la mode après la guerre dans le milieu universitaire et la classe politique.

Un désir sans précédent de tout savoir sur le tiers monde s’est déployé sans obstacles, croissant comme un virus. Tout comme la Normandie avait assisté au débarquement des forces alliées, le tiers monde a connu une arrivée massive d’experts chargés d’enquêter, de réaliser des mesures et d’échafauder des théories sur, comme on l’a vu plus haut, tel ou tel aspect précis des sociétés du tiers monde. Les politiques et programmes issus de cette somme de connaissances se sont inévitablement accompagnés d’éléments moralisateurs forts. Il y avait en jeu une politique du savoir qui permettait à des experts de classer les problèmes et de formuler des politiques, d’émettre des jugements sur des groupes sociaux complets et d’effectuer des prévisions sur leur avenir, de produire, en résumé, une loi de la vérité et des normes à leur sujet.

S’entrecroisant avec les processus de professionnalisation, a été créé un cadre institutionnel à partir duquel des discours sont produits, enregistrés, stabilisés, modernisés et mis en circulation. L’institutionnalisation du développement s’est effectuée à tous les niveaux, des organisations internationales et des organes de planification nationaux du tiers monde aux instances de développement locales, aux services de développement communautaires, aux associations de bénévoles privées et aux organisations non gouvernementales. À partir du milieu des années 40, avec la création des grandes organisations internationales, ce processus s’est étendu peu à peu consolidant un réseau du pouvoir solide et efficace. Conséquence de l’action de cette structure, les êtres humains et les communautés sont assujettis à des cycles de production culturelle et économique spécifiques et c’est par le biais de cette structure que certains comportements et raisonnements sont favorisés. Ce champ d’intervention s’appuie sur une multitude de centres de pouvoir locaux, eux-mêmes soutenus par des formes de savoir qui circulent au niveau local.

Le savoir accumulé sur le tiers monde est utilisé et diffusé par ces institutions au moyen de programmes d’application, de conférences, de services de consultants internationaux et d’actions de vulgarisation locales. L’établissement d’un marché du développement en expansion constante est un corollaire de ce processus. La pauvreté, l’analphabétisme et même la faim sont devenus la base d’une activité lucrative pour les planificateurs, experts et fonctionnaires. Il ne s’agit pas de nier que le travail de ces institutions ait parfois des effets bénéfiques sur les populations. Mais il faut voir que le travail des organismes de développement n’a rien d’une action désintéressée au service des pauvres. En fait, le développement a été un succès dans la mesure où il a su intégrer, gérer et contrôler des pays et des populations de plus en plus en profondeur et à grande échelle. S’il a échoué à régler les problèmes fondamentaux du sous-développement, on peut dire – peut-être avec plus de pertinence – qu’il a réussi à créer un type de sous-développement que, dans l’ensemble, il a été possible de gérer sur le plan politique et technique.

Persistance du sous-développement

Le seuil critique atteint et la transformation survenue tout de suite après la guerre ont été le produit non pas d’une mutation épistémologique ou politique radicale, mais de la réorganisation de facteurs qui a donné au tiers monde une nouvelle visibilité en l’intégrant à une nouvelle forme de langage. Ce nouvel espace a été creusé dans la vaste et dense étendue du tiers monde, et l’a placé au sein d’un champ de pouvoir. Le sous-développement est devenu l’objet de technologies politiques qui ont cherché à l’effacer de la planète mais qui n’ont fait, au bout du compte, que le multiplier à l’infini.

Le développement a contribué à ce que la vie sociale soit conçue comme un problème technique, une question exigeant des décisions et une gestion raisonnées qu’il convenait de confier à ces gens que sont les professionnels du développement, dont les connaissances spécialisées étaient supposées les qualifier pour cette tâche. Au lieu de voir dans le changement un processus lié à l’interprétation de l’histoire et des traditions culturelles de chaque société – comme nombre d’intellectuels dans diverses parties du tiers monde avaient essayé de le faire dans les années 20 et 30 (notamment Gandhi, le plus célèbre d’entre eux) –, ces professionnels ont cherché à mettre au point des mécanismes et des procédures pour faire entrer les sociétés dans un cadre préexistant qui reproduirait les structures et les fonctions de la modernité. À l’instar des apprentis sorciers, les professionnels du développement ont fait renaître le rêve de la raison qui, entre leurs mains, comme dans le passé, a produit une réalité troublante.

Dans certains cas, le développement a pris une telle importance pour les pays du tiers monde qu’il est devenu acceptable pour leurs dirigeants de soumettre les populations à une infinité d’interventions, à des formes de pouvoir et des systèmes de contrôle plus larges. Le développement a pris une importance telle que les élites des pays industrialisés et du tiers monde ont accepté de payer le prix d’un appauvrissement massif, de vendre les ressources du tiers monde aux plus offrants, de dégrader leur capital matériel et humain, de tuer et torturer, de réduire les populations indigènes presque à l’extinction. Le développement a pris une importance telle que beaucoup, dans le tiers monde, ont commencé à se sentir inférieurs, sous-développés et ignorants, et à mettre en doute la valeur de leur propre culture, et ont préféré prêter allégeance aux défenseurs de la raison et du progrès. Enfin, le développement a pris une importance telle que la poursuite de cet objectif a occulté l’impossibilité manifeste de tenir la promesse qui semblait associée au développement.

Après 40 ans de cette forme de discours, la plupart des modes d’interprétation et de représentation du tiers monde restent dictés par les mêmes principes de base. Les formes de pouvoir qui ont fait leur apparition agissent moins par la voie de la répression que par celle de la normalisation, moins grâce à l’ignorance que grâce à un savoir encadré, moins dans un souci humanitaire que par la bureaucratisation de l’action sociale. Comme les conditions ayant donné naissance au développement se sont faites plus pressantes, il ne pouvait qu’accroître son emprise, affiner ses méthodes et étendre sa portée. Il faut cependant bien voir que la matérialité de ces conditions n’est pas le produit d’un fonds de connaissances « objectif » mais qu’elle est élaborée dans les discours rationnels d’économistes, de politiques et d’experts du développement de toute sorte. Ce qui a été obtenu, c’est une configuration spécifique de facteurs et de forces sur laquelle s’appuie le nouveau langage du développement. En tant que discours, le développement constitue ainsi une vraie réalité historique, bien qu’articulée autour d’un concept artificiel (le sous-développement) et fondée sur une certaine matérialité (les conditions qualifiées comme « sous-développement »), qui doit être conceptualisée de façon différente si l’on souhaite contester ou mettre fin au pouvoir du discours sur le développement.

Une chose est sûre : il existe une situation d’exploitation économique qu’il est impératif de reconnaître et d’affronter. Le pouvoir est par trop cynique quand il atteint à l’exploitation et il convient de lui résister avec ses propres armes. Il y a aussi une certaine matérialité des conditions de vie qui est extrêmement préoccupante et qui exige beaucoup d’efforts et d’attentions. Mais ceux qui cherchent à comprendre le tiers monde par le prisme du développement ont perdu depuis longtemps le sens de cette matérialité en construisant par-dessus une réalité qui nous hante depuis des décennies. Comprendre l’histoire de l’investissement du tiers monde au travers des formes de savoir et de pouvoir occidentales est une manière de changer légèrement d’optique pour que cette matérialité puisse être vue avec des yeux différents et selon des catégories différentes.

La cohérence des effets obtenus par le discours sur le développement est la clé de son succès en tant que forme de représentation hégémonique : la construction des populations pauvres et sous-développées en tant que sujets universels et préconstitués, par opposition aux privilèges des producteurs de cette représentation ; la mainmise sur le tiers monde, qui a permis cette homogénéisation du discours (ce qui signifie que la complexité et de la diversité des peuples du tiers monde sont passées sous silence, avec pour conséquence que tous ces êtres humains se valent, qu’ils s’agissent de squatters de Mexico, de paysans népalais ou de nomades touaregs) ; et enfin, la colonisation et la domination des écologies naturelle et humaine du tiers monde ainsi que de ses économies.

Le développement tient de la téléologie dans la mesure où il suppose que les « autochtones » seront réformés tôt ou tard. En même temps, il reproduit à l’infini la séparation entre les réformateurs et les « réformés » en puissance en entretenant le postulat selon lequel le tiers monde est différent et inférieur, et qu’il fait montre d’une humanité limitée en comparaison avec les Européens évolués. Le développement repose sur ce constat et ce déni perpétuels de la différence, qui est une caractéristique de la discrimination. Les signifiants « pauvreté », « analphabétisme », « faim » et d’autres sont désormais perçus comme synonymes de « sous-développement », association qu’il semble difficile de faire voler en éclat.


- Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3141.
- Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
- Source (anglais) : Escobar, Arturo, « The Invention of Development », Current History, vol. 98, n° 631, novembre 1999, p. 382-387. Traduction et publication en français autorisées par l’auteur le 7 février 2011.

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Notes

[1] Voir DIAL 3129 - « Au-delà du développement » ; 3133 - « MEXIQUE - Tepito : histoires d’un barrio du centre ville de Mexico » et 3137 - « « Quand la misère chasse la pauvreté » : entretien avec Majid Rahnema ».

[2] Arturo Escobar, Encountering Development : The Making and Unmaking of the Third World, Princeton, NJ, Princeton University Press, « Princeton studies in culture/power/history », 1995, ix-290 p.

[3] Arturo Escobar, La invención del Tercer Mundo : construcción y deconstrucción del desarrollo, traduit par Diana Ochoa, Barcelona, Buenos Aires & Caracas, Grupo Editorial Norma, « Colección Vitral », 1998, 475 p.

[4] Arturo Escobar, , « The Invention of Development », Current History, vol. 98, n° 631, novembre 1999, p. 382-387.

[5] Gilbert Rist, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale, 3º éd., Paris, Presses de Sciences Po, « Références », [1996] 2007, 483 p.

[6] Nous accordons selon la règle de la majorité numérique : deux noms féminins l’emportent sur un nom masculin et nous faisons donc l’accord au féminin – note DIAL.