Après l’Argentine, où le Sénat a légalisé l’avortement le 30 décembre 2020 [1], c’est maintenant la Cour constitutionnelle colombienne qui, le 21 février 2022, a légalisé l’IVG jusqu’à 24 semaines. Article de Daniel Gatti publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 6 mai 2022 sur la base d’un entretien avec Ana González Vélez. Ce texte a été traduit en français par l’équipe d’À l’encontre et publié sur leur site le 8 mai 2022.
L’une des bonnes choses qui se sont produites en Colombie cette année est la large dépénalisation de l’avortement décidée en février par la Cour constitutionnelle. Brecha s’est entretenu avec Ana Cristina González Vélez, titulaire d’un master en recherches sociales sur la santé, d’un doctorat en bioéthique et l’une des membres actives de l’association Causa Justa.
« Il y a encore 15 ans, la Colombie était l’un des pays où l’avortement (IVG) était totalement interdit. Aujourd’hui, elle fait partie des pays qui ont l’une des législations les plus avancées en la matière », explique la militante féministe, qui a été directrice nationale de la santé publique dans son pays et a travaillé pour plusieurs agences des Nations unies. Elle est aujourd’hui consultante pour la CEPALC (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes). Lorsqu’en 2006, la Cour constitutionnelle a dépénalisé l’interruption volontaire de grossesse pour trois motifs (risque de décès de la mère, malformation du fœtus et viol), le problème de l’avortement était l’une des questions de santé publique les plus préoccupantes en Colombie. Selon les chiffres de Women’s Link Worldwide, quelque 400 000 avortements étaient pratiqués chaque année, tous clandestins et souvent dans des conditions sanitaires déplorables. À l’époque, près d’un quart des grossesses en Colombie se terminaient par un avortement.
Cette décision de justice d’il y a 16 ans, prise en pleine période électorale et dans le cadre d’une campagne virulente de l’Église catholique, des partis conservateurs et des mouvements pro-vie (les femmes qui avortaient étaient qualifiées de « génocidaires »), « a été très courageuse et a constitué un grand pas en avant, même si on s’est arrêté au milieu du gué », déclare Ana González Vélez. « La décision de justice a établi que l’avortement était un droit humain fondamental pour les femmes qui choisissent de se faire avorter dans les trois circonstances autorisées, mais en même temps, elle en a fait un crime dans le code pénal. Cette dualité comportait des dangers. »
Depuis cette décision, la mortalité et la morbidité liées à l’avortement ont diminué. Cependant, les obstacles auxquels se heurtent les Colombiennes pour pouvoir interrompre leur grossesse restent énormes (pressions, méconnaissance de la loi par les fonctionnaires, persécution directe des femmes, notamment dans les zones rurales, et inégalités régionales). En revanche, le Parlement qui, depuis 2006, a fait l’objet à trois reprises d’exhortations de la Cour afin d’adopter des dispositions garantissant l’accès à l’avortement, n’a rien fait à cet égard. Une cinquantaine de projets de loi ont cependant été introduits qui contredisaient la ligne jurisprudentielle de la Cour.
Un débat de société
C’est dans ce contexte que la Table ronde pour la vie et la santé des femmes [Mesa por la Vida y la Salud de las Mujeres], qui milite pour la légalisation de l’avortement depuis la fin des années 1990, « a décidé d’aller plus loin et de déplacer le débat dans l’ensemble de la société », rapporte Ana González Vélez.
En 2018, a été créée Causa Justa, un mouvement qui rassemble des militants et militantes sociales, des prestataires de soins de santé, des universitaires et plus d’une centaine d’associations de femmes, féministes et de défense des droits humains. « Causa Justa a été créée avec l’objectif d’élaborer des arguments juridiques, philosophiques, sanitaires, sociaux et en lien avec la citoyenneté et la démocratie, afin d’obtenir la dépénalisation totale de l’avortement. Nous nous sommes dit : « Ouvrons le débat public, portons-le dans les rues, sur les réseaux sociaux, dans les médias, dans les universités, dans les quartiers. Nous voulions convaincre tout le monde – les gens ordinaires, les dirigeants politiques, le système judiciaire – que la criminalisation était, d’une part, inefficace, car elle n’empêchait pas les avortements, et, d’autre part, contre-productive, car elle provoquait morbidité et mortalité, en plus d’être socialement injuste et discriminatoire. Ana González Vélez estime que Causa Justa a été le fer de lance de l’un des mouvements sociaux majeurs de ces dernières années en Colombie.
En octobre 2020, le mouvement a déposé une action en constitutionnalité contre la décision de 2006. « Il a fallu 523 jours à la Cour constitutionnelle pour prendre une décision, une période pendant laquelle les avocats pro-vie ont dressé toutes sortes d’obstacles procéduraux – demandant l’annulation du recours et récusant les juges. De notre côté, nous avons conduit dans l’intervalle un intense débat public. »
Le 21 février 2022, la Cour a dépénalisé l’avortement pour tous les motifs jusqu’à 24 semaines. Elle a jugé que cette décision ne pouvait être l’objet d’un retour en arrière et a exhorté le Congrès à adopter une politique globale en matière de santé sexuelle et reproductive. Au-delà de 24 semaines, l’avortement reste un crime [2], mais c’est néanmoins « un pas de géant. Cela a placé la Colombie dans la dernière vague de libéralisation, à l’avant-garde mondiale sur cette question », déclare Ana González Vélez.
Pour elle, le climat politique actuel pourrait contribuer à consolider les progrès accomplis lorsque les parlementaires élus en mars 2022 prendront leurs fonctions à la fin du mois de juillet. « C’est la première fois qu’il y a autant de femmes au Congrès (30% du total) et que les secteurs de gauche et progressistes ont un nombre de sièges aussi important. Ils ne seront pas majoritaires mais en mesure de peser significativement. À partir de là, et bien que ni la gauche ni le centre n’aient vraiment compris la lutte féministe et les questions d’égalité, il sera possible d’envisager des changements importants. » Francia Márquez, la colistière de Gustavo Petro sur le ticket du Pacte historique, est, pour Ana González Vélez, un très bon atout : « Elle est féministe, noire, engagée en faveur des causes sociales. »
À l’approche des élections présidentielles le 29 mai [3], la question de la lutte contre le droit à l’avortement a pratiquement disparu de la campagne du candidat de la droite, Federico Gutiérrez. « S’il veut conquérir le centre politique, il ne peut pas être sur ces questions aussi extrémiste qu’il l’a toujours été », explique-t-elle.
Ceux qui sont restés actifs sont les groupes d’extrême-droite. Águilas Negras [Les Aigles noirs], une sorte d’escadron de la mort, actif jusqu’à il y a encore quelques années, est réapparu pour menacer de tuer les cinq juges de la Cour qui ont rendu la décision de février. Le ministre de la défense, Diego Molano, a déclaré que l’organisation « n’existe plus » et que les tracts distribués en son nom « sont apocryphes ». D’autres autorités ont également mis en doute la réalité des récentes menaces de mort que Gustavo Petro a déclaré avoir reçues et pour lesquelles il a dû suspendre très récemment sa tournée de campagne dans le Triangle du café. « La violence sociale en Colombie continue d’être épouvantable », a déclaré Ana González Vélez.
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Traduction rédaction À l’encontre. Traduction revue et ponctuellement modifiée par Dial.
Source (français) : À l’encontre, 8 mai 2022.
Texte original (espagnol) : Brecha, 6 mai 2022.
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