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Thomas Sankara : les idées et les actions d’un homme intègre
La formation d’un militaire progressiste
Né pendant la colonisation en Haute-Volta (ancien nom du Burkina Faso) en 1949 d’un père tirailleur dans l’armée française, Thomas Sankara échappe à l’extrême pauvreté ordinaire des colonisés, mais côtoie la misère et ses humiliations auxquelles il sera toujours très sensible. Il grandit sous la double influence des cultures militaire et catholique puis embrasse une carrière militaire dans l’armée du pays maintenant indépendant. À dix-sept ans il rencontre un leader marxiste voltaïque : il est fortement marqué par les thèses révolutionnaires et anti-impérialistes. Il continue sa formation militaire à Madagascar où il est témoin de la révolution de 1972, qui lui montre de quoi un peuple insurgé est capable. Il poursuit sa formation en France. De retour dans l’armée de son pays on lui confie la formation des jeunes recrues dans laquelle il insère une formation citoyenne qui lui semble incontournable ; il dira plus tard qu’"un militaire sans formation politique et idéologique est un criminel en puissance". Il participe à une guerre contre le Mali où il réalise un fait d’armes qui le rend populaire, mais déclare qu’il s’agissait d’une "guerre inutile". Il est ensuite nommé formateur de commandos et dans ce cadre fait un stage au Maroc et un autre en France. Conscient de la révolte qui gronde dans son pays, il profite de ses séjours à l’étranger pour tisser des contacts avec la gauche africaine et parfaire sa formation politique révolutionnaire. En 1980, de retour en Haute-Volta il participe à l’organisation de jeunes officiers d’origines populaires influencés par le marxisme qui dénoncent par tracts clandestins la haute hiérarchie militaire et appellent à un rapprochement entre l’armée et le peuple.
L’accession au pouvoir d’un révolutionnaire
Lors d’un putsch en 1980 ce groupe de jeujnes officiers se tient à l’écart, mais le nouveau gouvernement nomme Sankara secrétaire d’État à l’information pour le neutraliser. Il démissionne après quelques mois suite à l’interdiction du droit de grève et à la grève de protestation qui en résulte. Comme il a dénoncé vigoureusement et publiquement les atteintes aux libertés il est arrêté, dégradé et déporté. En novembre 1982, sur fond de mécontentement populaire, un nouveau coup d’État a lieu et un Conseil de Salut du Peuple prend le pouvoir. En raison de sa grande popularité et malgré son jeune âge, Sankara est nommé, en janvier 1983, Premier ministre de ce gouvernement militaire dont les orientations sociales et de politique étrangère ne sont pas unanimes. Le 17 mai, suite à un nouveau coup de force armé, il en est écarté et est arrêté, après avoir prononcé deux discours aux orientations radicales et anti-impérialistes. Après un troisième coup de force militaire, le 4 août 1984, dans un contexte de forte mobilisation populaire, il est nommé président par le Comité National de la Révolution (CNR) immédiatement créé. Il le restera jusqu’à son assassinat en octobre 1987 : il n’a donc été président que quatre ans. Soulignons que son assassinat s’inscrit dans une longue suite d’éliminations sanglantes d’indépendantistes et nationalistes radicaux africains (par exemple Félix Moumié, Patrice Lumumba, Modibo Keita, Mehdi Ben Barka, Samora Machel, Amilcar Cabral, etc), inspirées ou exécutées par les pays impérialistes, dont la France.
Il souhaitait mener une révolution démocratique et populaire, en commençant par changer le nom du pays, hérité de la colonisation, de Haute-Volta en Burkina Faso : soit "le pays des hommes intègres". Son grand axe d’actions est l’indépendance par rapport au néocolonialisme politique et économique, dont la Françafrique, en luttant aussi contre ses relais politiques nationaux (hauts militaires, bureaucratie d’état et hommes politiques corrompus, grande bourgeoisie). Son action est en large partie d’inspiration marxiste, plutôt sous une forme castriste, en essayant d’adapter les leçons des autres révolutions à son pays, très pauvre et essentiellement rural. Il associe les partis de la gauche radicale au nouveau gouvernement, sauf un qui refuse.
Ses actions et ses propositions émancipatrices pour son pays
Sur le plan politique, il démantèle le pouvoir néocolonial, en luttant contre les puissants installés et la bureaucratie, ainsi que contre l’influence politique résiduelle des chefs traditionnels ; il veut également limiter le poids des religieux. Il cherche immédiatement à construire un relais populaire à l’action gouvernementale par la mise en place de Comités de Défense de la Révolution (CDR) pour favoriser l’adhésion de la population au nouveau régime, l’expression populaire, la démocratie directe et la gestion à la base. Rapidement il met en place également des Tribunaux Populaires de la Révolution (TPR), contre la corruption. Il s’agit prioritairement, en associant largement la population aux jugements, de déconsidérer socialement et politiquement les politiques et les bureaucrates qui ont abusé de leur pouvoir pour s’enrichir.
Sur le plan économique, il refuse les thérapeutiques libérales des économistes néolibéraux et leurs plans d’ajustement structurel contre les peuples. Il recherche l’autonomie du pays, en particulier sur le plan alimentaire, en promouvant l’augmentation des rendements de l’agriculture locale et la transformation sur place des produits agricoles. Il veutt favoriser la consommation des productions locales, alimentaires et textiles, en substitution aux habitudes de consommation de produits occidentaux importés par les plus aisés, en les surtaxant ou les interdisant (le mot d’ordre est : "onsommons burkinabé").
Pour cela il cherche à s’appuyer prioritairement sur la paysannerie (90 % de la population) en impulsant une réforme agraire, pour donner des terres à ceux qui les cultivent en les confisquant aux chefs traditionnels, même si l’application de cette mesure est limitée. Il obtient plus directement le soutien des paysans en relevant les prix agricoles et en supprimant les impôts qui taxent les plus pauvres sans distinction (capitation, taxe sur le bétail). Il s’appuie largement sur les agriculteurs pour bonifier les terres (popularisation du compostage) et développer l’irrigation (création de nombreux petits barrages). Il impulse un vaste programme d’amélioration de la production céréalière, en particulier dans la région connue comme étant "le grenier du Burkina Faso" (par un ambitieux projet d’irrigation). Il favorise l’acheminement des denrées depuis une autre région connue comme étant "le verger du Burkina Faso" qui est mal reliée au reste du pays (construction d’un aéroport). L’objectif d’assurer deux repas par jour à l’ensemble de la population est globalement atteint en deux ans. Dans un contexte de famine dans le Nord sahélien, il organise le transfert en urgence de nourriture. Il engage une lutte intensive contre la désertification, en particulier par une vaste campagne de plantations de dix-millions d’arbres, en parallèle avec la réglementation de la récolte du bois et le développement de l’utilisation de foyers à basse consommation de combustible ; il combat également la pratique dévastatrice des feux de brousse et la divagation du bétail.
Il s’occupe aussi des urbains les plus pauvres en baissant les loyers, puis en en prononçant leur gel pendant un an, ce qui rencontre l’hostilité des propriétaires de logements locatifs. Il distribue également des terrains dans la capitale pour que les nécessiteux puissent se loger. Il développe un réseau de transport urbain et inter-urbain par l’achat de soixante bus à l’Inde. Parallèlement une de ses premières mesures est de réduire le train de vie de l’État, en particulier de sa bureaucratie centrale, en en diminuant et plafonnant les revenus et avantages (vente des voitures de luxe pour l’achat de petits véhicules). Les fonctionnaires sont mis fortement à contribution, que ce soit sur le plan de l’augmentation de l’intensité et du sérieux de leur travail que de la diminution de leurs traitements ou de l’accroissement des impôts sur les salaires. Il s’agit pour lui de réorienter les moyens et l’action de l’État vers les plus défavorisés.
Il impulse l’implantation de dispensaires de santé, formant pour les animer des personnels qualifiés pour les soins courants ; il organise une campagne de vaccination commando de trois-millions d’enfants (dont profitent de nombreuses familles venues des pays voisins). Il stimule aussi la construction d’écoles et de collèges et mobilise les jeunes ayant bénéficié d’un enseignement pour alphabétiser des villageois (largement illettrés, faute de possibilité de scolarisation). En l’absence de financement extérieur, il impulse la construction, réalisée par la population elle-même, d’une voie ferrée pour desservir une région aurifère. Ces réalisations, ainsi que celles des barrages, peuvent s’effectuer dans un élan populaire volontaire de travaux gratuits, stimulé par les CDR, car le peuple voit ses conditions matérielles s’améliorer et aussi car les dirigeants et les fonctionnaires donnent l’exemple de la sobriété.
Il œuvre également à la libération des femmes : participation favorisée à la vie politique locale et nationale, interdiction de l’excision, réglementation de la polygamie, élaboration d’un code de la famille progressiste, lutte contre la prostitution, promotion de leur scolarisation, implication recherchée des hommes dans les achats pour en connaître le coût, versement direct d’une partie du salaire des fonctionnaires à leur épouse pour en accroître l’autonomie financière (même si cette dernière mesure n’est pas mise en œuvre, du fait d’une forte opposition). Finalement il appelle les femmes à faire de leur libération de leurs oppressions le fruit de leurs propres mobilisations.
Pour décoloniser les mentalités, en parallèle au refus des modèles de vie, de développement et de consommation importés de l’occident et élitistes, il cherche à régénérer les valeurs culturelles nationales pour ranimer la confiance du peuple en lui-même, mais sans se limiter à une simple célébration du passé (il en promeut une évaluation nuancée).
Ses actions, ses propositions internationales anticoloniales
Il a fortement conscience de la nécessité d’élargir la lutte de son pays à l’ensemble du continent pour faire émerger une Afrique libre et unie. Par exemple il propose une coopération économique africaine contre le poids des monopoles capitalistes et la baisse du cours des matières premières (mais elle ne connait pas d’application, faute de partenaires). Il plaide pour une lutte active concertée contre les attaques armées des impérialistes envers certains pays africains et contre l’apartheid (cela se limite en pratique à des déclarations politiques plus ou moins virulentes selon les pays). Il soutient également la cause des Sahraouis, des Palestiniens et du peuple Kanak. Il cherche à inscrire cette lutte dans le cadre général du Tiers-Monde en se rendant à Cuba et au Nicaragua, y appelant au soutien contre les contras (et vote systématiquement avec ce pays au Conseil de Sécurité de l’ONU). Il reconnait ces deux pays comme des points clefs de la résistance contre l’impérialisme des USA. En retour Cuba aide le Burkina Faso révolutionnaire : dans le domaine de la santé et du social (formation de personnels), de l’instruction (envois d’étudiant-e-s à Cuba), dans le domaine des travaux publics et du bâtiment (réalisations d’études techniques pour le transport ferroviaire ou pour la réalisation de préfabriqués), et aussi un peu dans le domaine des forces de sécurité. D’autres pays également apportent immédiatement leurs aides : Libye (argent, vivres, armes), Algérie (agriculture, urbanisation, enseignement).
Stade culminant et final de son action internationale : le refus de la dette contre laquelle il propose un front uni pour en décréter l’annulation (sommet de l’OUA d’Addis Abéba 29 juillet 1987). Il sait qu’il s’attaque là directement aux intérêts des groupes financiers et des États capitalistes occidentaux. Clairement il déclare toutefois ne pas être par là en opposition avec les peuples des pays dominants, affirmant que tous les peuples ont un ennemi commun : ceux qui exploitent l’Afrique et en même temps l’Europe. Cette proposition aussi ne connait pas d’application, en effet il est assassiné peu de temps après.
Les limites de la pensée et de l’action de Sankara
La pensée et l’action de Sankara ont été une bouffée d’espoir pour les luttes émancipatrices africaines, trente ans après son assassinat elles restent d’une actualité brûlante. En effet, malheureusement, la situation du peuple burkinabé, et celles des autres peuples africains, ne s’est pas significativement améliorée. Aussi les jeunes Burkinabés révolté-e-s se saisissent largement de sa pensée. Toutefois certain-e-s, parmi les révolutionnaires africain-e-s et les sympathisant-e-s du Burkina Faso révolutionnaire, ont critiqué, et critiquent toujours, son action et en proposent une évaluation pour qu’elle puisse encore servir de guide pour les mobilisations des peuples en lutte pour un avenir meilleur.
Sur le plan de l’organisation politique de la révolution : pour commencer les CDR, structures pivots du mouvement révolutionnaire, n’ont pas toujours été exemplaires (Sankara le reconnait lui-même dans un discours fait à un de leurs rassemblements). Il y a eu par endroits des excès et des abus de pouvoir sur la population ou les administrations, parfois l’utilisation de leurs structures pour obtenir des avantages matériels ou pour servir de relais d’influence aux chefs féodaux que les comités étaient censés combattre. De plus leur structuration nationale était organisée de manière descendante, avec un militaire nommé à leur tête par en haut. D’une manière générale le processus révolutionnaire a été géré de façon surtout descendante, avec un fort charisme de Sankara dans un rôle central, ce qui n’empêche pas qu’il ait reçu un réel soutien populaire. Mais les conditions mêmes de l’arrivée à la tête de l’État du CNR et de Sankara, ainsi que l’histoire du pays depuis l’indépendance, ponctuée de cinq coups de force militaires préalables, expliquent probablement en partie cet aspect de la gestion du pouvoir par Sankara, ceci malgré une riche histoire de mobilisations politiques et, plus particulièrement, syndicales, antérieures, qui ont, entre autres, souvent précédé, ou accompagné, ces coups de force.
Sur le plan social : Sankara a résolument choisi de favoriser la paysannerie pauvre, et même misérable, qui représentait, et représente toujours, l’écrasante majorité de la population. Ce faisant il a réduit le niveau de vie des salariés urbains, qui étaient en valeur absolue une infime partie des personnes au travail, soit directement, soit par l’effet du relèvement des prix agricoles (ils auraient perdu jusqu’à 30 % de leur pouvoir d’achat entre 1982 et 1987). Il s’agissait en majorité de fonctionnaires, le but était de dégager une marge de manœuvre financière étatique à rediriger vers les campagnes, dans un budget particulièrement contraint. Ainsi il s’est aliéné une part croissante d’urbains et de leurs organisations, secteurs qui avaient joué un rôle clef dans les mobilisations contre les anciens régimes et au début de la révolution. Il a également été critiqué pour ses limitations des libertés d’expression et d’actions syndicales (licenciement de 1380 enseignants accusés d’avoir participé à une grève aux objectifs supposés politiques, arrestations de leaders syndicaux). Ceci dit, la structure socio-économique du Burkina Faso, et le poids de la dette, rendaient délicate la gestion de l’écart villes / campagnes, sujet que toute révolution dans des pays socialement fortement ruraux et à faible rendements ont dû affronter, avec plus ou moins de difficultés.
Sur le plan économique, la ligne autarcique n’empêcha pas une certaine forme de récession commerciale et manufacturière ; ainsi, faute de débouchés solvables et de moyens logistiques, les surplus agricoles des dernières années n’ont pu être tous écoulés. Ces éléments, et les restrictions à l’importation, ont entraîné une opposition croissante des milieux commerçants, qui ont une influence marquée sur la communauté musulmane, part importante de la population. Par ailleurs la paysannerie est restée relativement méfiante et la petite bourgeoisie a été rebutée par l’austérité. Les bases sociales populaires du régime ont donc commencé à vaciller et Sankara a senti lui-même la nécessité de faire une pause dans la révolution pour en consolider les assises, alors même que des dissensions s’affirmaient au sein du CNR.
Il n’en reste pas moins que l’expérience initiée par Thomas Sankara est riche d’inspiration pour tous les peuples. Sans déifier sa personne ni élever ses idées au niveau d’un dogme intouchable, sa pensée et ses actions peuvent être réexaminées et servir de guide encore aujourd’hui aux mouvements d’émancipation africains, comme d’ailleurs.