AMÉRIQUE LATINE - Dossiers WikiLeaks : les câbles diplomatiques des États-Unis révèlent une attaque coordonnée contre les gouvernements de gauche

Article tiré du DIAL 3384 par Alexander Main et Dan Beeton

mardi 20 septembre 2016, mis en ligne par Dial

Pour qui s’intéresse aux relations internationales en Amérique latine, et, plus particulièrement, à la politique extérieure des États-Unis dans la région, les câbles diplomatiques états-uniens diffusés par WikiLeaks sont une mine inespérée d’information qui permet d’aller au-delà des discours et des déclarations d’intention, au plus près des pratiques. Alexander Main et Dan Beeton, qui travaillent au Center for Economic and Policy Research (Washington, DC), ont participé à l’ouvrage collectif The WikiLeaks Files : The World According to US Empire (2015). Dans ce texte, publié le 29 septembre 2015 sur le site de la revue Jacobin, les deux auteurs présentent une synthèse des ingérences états-uniennes contemporaines dans différents pays d’Amérique du Sud, telles qu’elles ressortent des câbles diplomatiques. Ils concluaient en septembre 2015 que « malgré les attaques incessantes des États-Unis, la gauche domine largement en Amérique latine. À l’exception du Honduras et du Paraguay, où des coups d’État de droite ont renversé des gouvernements élus, les mouvements de gauche arrivés au pouvoir au cours des quinze dernières années s’y trouvent presque tous encore aujourd’hui. » Un an après, avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine (10 décembre 2015), la destitution de Dilma Rousseff au Brésil (31 août 2016) et les problèmes économiques et politiques auxquels doit faire face le gouvernement de Nicolás Maduro au Venezuela, le panorama s’est nettement assombri.


Au début de l’été [2015], le monde a vu la Grèce essayer de résister face à un diktat néolibéral désastreux et recevoir en conséquence une sévère correction.

Lorsque le gouvernement grec, de gauche, a décidé de tenir un référendum national sur le programme d’austérité imposé par la troïka, la Banque centrale européenne a riposté par une limitation des liquidités accordées aux banques grecques. En conséquence, les banques du pays ont dû fermer pendant une longue période et la Grèce s’est enfoncée un peu plus dans la récession.

Malgré le rejet massif du programme d’austérité par les électeurs, l’Allemagne et le cartel de créanciers européens ont réussi à passer outre la démocratie et à obtenir exactement ce qu’ils voulaient : la soumission complète de la Grèce à leur agenda néolibéral.

Depuis une quinzaine d’années, un combat semblable se livre contre le néolibéralisme à l’échelle de tout un continent, le plus souvent à l’insu du public. Bien que, dans un premier temps, Washington ait cherché à réprimer toute opposition, la résistance de l’Amérique latine à l’agenda néolibéral a été globalement couronnée de succès. C’est une aventure épique que l’on découvre progressivement grâce à l’exploration continue de l’énorme trésor que représentent les câbles diplomatiques publiés par WikiLeaks.

Le néolibéralisme était solidement implanté en Amérique latine bien avant que l’Allemagne et les autorités de la zone euro ne cherchent à imposer des ajustements structurels à la Grèce et à d’autres pays périphériques endettés. Usant de coercition (en conditionnant les prêts du FMI, par exemple) et d’endoctrinement (notamment à travers la formation, soutenue par les États-Unis, des « Chicago Boys » de la région), les États-Unis sont parvenus au milieu des années 1980 à imposer à travers toute l’Amérique latine l’évangile de l’austérité budgétaire, de la déréglementation, du « libre-échange », de la privatisation et d’une réduction draconienne du secteur public.

Le résultat ressemble d’une manière saisissante à ce que l’on a observé en Grèce : stagnation de la croissance (augmentation quasi inexistante du revenu par habitant pendant vingt ans entre 1980 et 2000), aggravation de la pauvreté, recul du niveau de vie pour des millions de personnes et multiplication, pour les sociétés et investisseurs étrangers, des possibilités de gagner rapidement de l’argent.

Dès la fin des années 1980, la région est entrée dans une phase de crispation et de révolte contre les politiques néolibérales. Au départ, la rébellion est apparue essentiellement spontanée et désorganisée, comme ce fut le cas du soulèvement du Caracazo au Venezuela dans les premières semaines de 1989 [1].

Mais, par la suite, des opposants au néolibéralisme ont commencé à remporter des élections et, à la grande surprise de l’establishment de la politique étrangère états-unienne, un nombre croissant d’entre eux ont tenu leurs promesses de campagne en mettant en pratique des mesures anti-pauvreté et des politiques hétérodoxes qui réaffirmaient le rôle de l’État dans l’économie.

De 1999 à 2008, les élections présidentielles ont été remportées par des candidats de gauche au Venezuela, au Brésil, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, au Honduras, en Équateur, au Nicaragua et au Paraguay.

On retrouve une grande partie de l’histoire des efforts menés par le gouvernement des États-Unis pour contenir et renverser la vague anti-néolibérale dans les dizaines de milliers de câbles divulgués par WikiLeaks et provenant des missions diplomatiques états-uniennes dans la région, des premières années de George W. Bush jusqu’au début de l’administration Obama.

Les câbles – que nous analysons dans un livre récent intitulé The WikiLeaks Files : The World According to US Empire – jettent la lumière sur les mécanismes quotidiens d’intervention politique de Washington en Amérique latine (et ridiculisent l’antienne répétée par le Département d’État selon laquelle « les États-Unis ne s’ingèrent pas dans la politique intérieure des autres pays »).

Un soutien matériel et stratégique est fourni à des groupes d’opposition de droite, dont certains sont violents et antidémocratiques. Les câbles traduisent en outre d’une manière très vivante l’idéologie des hauts représentants des États-Unis, qui raisonnent comme du temps de la guerre froide et qui se laissent tenter par des mesures coercitives semblables à celles qui ont asphyxié dernièrement la démocratie grecque.

Bien entendu, les principaux médias ont largement escamoté ou passé sous silence cette chronique embarrassante de l’agression impérialiste, et ont préféré se concentrer sur les récits de diplomates états-uniens concernant les actes potentiellement gênants ou illicites de fonctionnaires étrangers. Les rares experts qui ont effectué une analyse plus exhaustive des câbles affirment globalement qu’il n’existe pas de différence significative entre le discours officiel des États-Unis et la réalité dépeinte dans les câbles.

Si l’on en croit un analyste des relations internationales des États-Unis, « on n’y retrouve pas l’image des États-Unis comme marionnettiste tout puissant essayant de tirer les ficelles de divers gouvernements à travers le monde pour servir les intérêts de ses entreprises. »

Un examen détaillé des câbles dément toutefois cette assertion.

« Ce n’est pas du chantage »

Fin 2005, Evo Morales remporte en Bolivie une victoire écrasante aux élections présidentielles en proposant un programme axé sur une réforme de la constitution, les droits des Indiens, et l’engagement de combattre la pauvreté ainsi que le néolibéralisme. Le 3 janvier, seulement deux jours après son élection, Morales reçoit la visite de l’ambassadeur des États-Unis, David L. Greenlee. Celui-ci n’y va pas par quatre cheminshttps://search.wikileaks.org/plusd/cables/06LAPAZ6_a.html] : l’aide consentie par les États-Unis à la Bolivie sera conditionnée par le bon comportement du gouvernement Morales. La scène aurait pu être tirée du film Le Parrain :

[L’ambassadeur] a souligné l’importance de la contribution des États-Unis à des [institutions] internationales de premier plan dont dépendait l’aide accordée à la Bolivie, comme la Banque internationale de développement (BID), la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. « Quand vous pensez à la BID, pensez aux États-Unis », a déclaré l’ambassadeur. « Ce n’est pas du chantage mais la simple réalité. »

Mais Morales a respecté son programme. Dans les quelques jours qui ont suivi, il a pris de l’avance sur ses plans en annonçant son intention de reréglementer les marchés du travail, de renationaliser le secteur des hydrocarbures et d’approfondir la coopération avec l’ennemi juré de Washington Hugo Chávez.

En réponse, Greenlee propose un « choix d’options » pour forcer Morales à se plier à la volonté du gouvernement états-unien : imposer un veto à l’octroi de prêts multilatéraux se chiffrant à plusieurs millions de dollars, reporter l’allègement programmé de la dette multilatérale, décourager la Millennium Challenge Corporation de verser son aide financière (que la Bolivie n’a pas encore reçue bien qu’elle soit l’un des pays les plus pauvres de l’hémisphère) et stopper le « soutien matériel » fourni aux forces de sécurité boliviennes.

Malheureusement pour le Département d’État, il est vite apparu que, comme prévu, les menaces de ce genre resteraient lettre morte. Morales avait déjà décidé de réduire fortement la dépendance de la Bolivie à l’égard de lignes de crédit multilatérales qui exigeaient l’aval du Trésor états-unien. Dans les semaines qui ont suivi son arrivée au pouvoir, Morales a annoncé que la Bolivie ne se sentait plus redevable du FMI et qu’elle laisserait s’éteindre l’accord de prêt conclu avec ce dernier. Des années plus tard, Morales conseillera à la Grèce et à d’autres pays européens endettés de suivre l’exemple de la Bolivie et de « se libérer du diktat économique du Fonds monétaire international ».

Incapable de contraindre Morales à s’exécuter, le Département d’État a reporté ses efforts sur le renforcement de l’opposition en Bolivie. L’aide octroyée par les États-Unis à la région de la Media Luna [2] contrôlée par l’opposition a commencé à s’accroître. Un câble daté d’avril 2007 traite de « l’augmentation des efforts consentis par l’USAID pour consolider les administrations régionales de manière à contrebalancer le gouvernement central ».

Un rapport de l’USAID daté de 2007 déclarait que son Bureau des initiatives de transition (Office of Transition Initiatives, ou OTI) « a[vait] approuvé l’octroi de 101 subventions d’un montant de 4 066 131 $ pour aider les administrations départementales à améliorer leur stratégie ». Des crédits ont également été accordés à des groupes indiens locaux « opposés à la vision qu’a Evo Morales des communautés indiennes ».

Un an plus tard, les départements de la Media Luna sont entrés en rébellion ouverte contre le gouvernement Morales, d’abord en tenant des référendums sur l’autonomie pourtant déclarés illégaux par le pouvoir judiciaire national, puis en soutenant des manifestations violentes en faveur de l’autonomie au cours desquelles au moins vingt partisans du gouvernement ont perdu la vie.

Beaucoup ont cru qu’un coup d’État se préparait. La situation ne s’est calmée que sous la pression de tous les autres présidents d’Amérique du Sud, qui ont publié une déclaration conjointe de soutien au gouvernement constitutionnel du pays.

Mais, tandis que l’Amérique du Sud faisait bloc derrière Morales, les États-Unis étaient régulièrement en communication avec les chefs du mouvement d’opposition séparatiste, quand bien même ils évoquaient ouvertement l’éventualité de « destruction de gazoducs » et de « violences comme une possibilité pour forcer le gouvernement à… engager sérieusement le dialogue ».

Contrairement à sa position officielle durant les événements d’août et septembre 2008, le Département d’État a envisagé sérieusement la possibilité d’un coup d’État contre le Président bolivien Evo Morales, ou celle de son assassinat.

Un câble révèle l’intention de l’ambassade des États-Unis à la Paz de se préparer à ce type d’éventualité : « [L’Emergency Action Committee] mettra au point, avec [l’US Southern Command Situational Assessment Team], un plan d’intervention rapide en cas d’urgence soudaine, c’est-à-dire une tentative de coup ou la mort du Président Morales », peut on lire dans le câble.

Les événements de 2008 furent jusqu’à aujourd’hui le plus grand défi à la présidence de Morales et le moment où l’éventualité de perdre le pouvoir fut la plus proche. Les préparatifs de l’ambassade en vue d’un départ éventuel de Morales indiquent que, pour le moins, les États-Unis jugeaient très réelle la menace qui pesait sur lui. Le fait qu’ils ne l’aient pas dit publiquement montre clairement de quel côté Washington penchait pendant le conflit, et quelle issue il préférait probablement.

La mécanique en œuvre

Certaines méthodes d’intervention employées en Bolivie ont trouvé un écho dans d’autres pays dirigés par un gouvernement de gauche ou de gauche radicale. Ainsi, après le retour des Sandinistes au pouvoir au Nicaragua en 2007, l’ambassade des États-Unis à Managua a accéléré le mouvement pour renforcer le soutien au parti de droite, l’Alliance libérale du Nicaragua (ALN).

En février 2007, le personnel de l’ambassade a rencontré la responsable de la planification de l’ALN et expliqué que les États-Unis « ne fournissaient pas une aide directe aux partis politiques », tout en suggérant, pour contourner cette restriction, que l’ALN resserre ses liens avec des ONG amicales qui pouvaient recevoir des fonds des États-Unis.

La représentante de l’ALN a déclaré qu’elle enverrait « une liste complète des ONG qui soutenaient effectivement l’action de l’ALN » et l’ambassade prit des dispositions pour qu’elle « rencontre prochainement les directeurs locaux de l’IRI [International Republican Institute] et du NDI [National Democratic Institute for International Affairs] ». Il était également écrit dans le câble que l’ambassade « veillerait de près au renforcement des capacités des collecteurs de fonds [de l’ALN] ».

Il faudrait faire lire des câbles comme celui-ci à celles et ceux qui étudient la diplomatie états-unienne et à celles et ceux qui cherchent à savoir comment fonctionne exactement le système de « promotion de la démocratie » des États-Unis. Par le biais de l’USAID, du National Endowment for Democracy (NED), du NDI, de l’IRI et d’autres organismes paragouvernementaux, le gouvernement des États-Unis apporte une aide importante à des mouvements politiques qui approuvent les objectifs économiques et politiques des États-Unis.

En mars 2007, l’ambassadeur des États-Unis au Nicaragua a demandé au Département d’État de verser « au cours des quatre prochaines années environ 65 millions de dollars de plus que d’habitude à l’occasion des prochaines élections présidentielles » pour financer « la consolidation des partis politiques, les ONG “démocratiques” et les petites subventions occasionnelles consenties au dernier moment à des groupes qui redoublent d’efforts pour défendre la démocratie au Nicaragua, faire avancer nos intérêts et contrer ceux qui s’en prennent à nous ».

En Équateur, l’ambassade des États-Unis a fait barrage à l’économiste de gauche Rafael Correa bien avant les élections de 2006 qui l’ont porté au pouvoir. Deux mois avant ces élections, le conseiller politique de l’ambassade a alerté Washington quant au risque que Correa « se joigne au groupe des dirigeants nationalo-populistes sud-américains Chávez, Morales et Kirchner », ajoutant que l’ambassade « a prévenu nos contacts politiques, économiques et dans les médias de la menace que Correa représente pour l’avenir de l’Équateur et encourage vivement la conclusion d’alliances qui pourraient faire contrepoids au radicalisme manifeste de Correa ». Immédiatement après l’élection de Correa, l’ambassade câblait son plan d’action au Département d’État :

Nous ne nous faisons aucune illusion : les seules actions de l’USG [3] ne suffiront pas à changer l’orientation prise par le gouvernement ou le Congrès, mais nous espérons accroître notre influence en travaillant de concert avec d’autres Équatoriens et d’autres groupes qui partagent nos idées. Faute d’intervention, les réformes proposées par Correa et son attitude à l’égard du Congrès et des partis politiques traditionnels pourraient avoir pour effet de prolonger la période actuelle de tension et d’instabilité politiques.

Les pires craintes de l’ambassade se sont vérifiées. Correa a annoncé qu’il fermerait la base aérienne états-unienne de Manta, augmentait la dépense sociale et ferait pression pour la réunion d’une assemblée constituante. En avril 2007, les Équatoriens ont été 80% à voter pour la proposition d’assemblée constituante, et 62% des électeurs ont approuvé en 2008 une nouvelle constitution qui incluait tout un ensemble de principes de progrès, dont la souveraineté alimentaire, le droit au logement, aux soins de santé et à l’emploi, et le contrôle de l’exécutif sur la banque centrale (énorme pavé dans la mare néolibérale).

Au début de 2009, Correa a annoncé que l’Équateur ne rembourserait pas une partie de sa dette extérieure. Cette annonce a mis l’ambassade dans tous ses états, tout comme d’autres mesures récentes telles que la décision de Correa de resserrer les liens entre l’Équateur et les pays membres de l’Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique (ALBA) [4]. Mais l’ambassadeur se rendait également compte que les États-Unis avaient peu de pouvoir sur Correa :

Nous expliquons en privé que les actes de Correa auront des conséquences sur ses relations avec la nouvelle administration Obama, tout en évitant de faire en public des déclarations qui seraient contreproductives. Nous conseillons de n’arrêter aucun programme de l’USG qui sert nos intérêts car ce ne serait pas encourager Correa à se montrer plus pragmatique.

La cessation partielle de paiements de l’Équateur a porté ses fruits et a permis au gouvernement d’économiser près de deux millions de dollars. En 2011, Correa a recommandé d’appliquer le même remède aux pays européens endettés, notamment la Grèce, en leur conseillant de ne pas honorer leur dette et de passer outre à l’avis du FMI.

La rue est en effervescence

Durant la Guerre froide, la supposée menace d’une expansion du communisme soviéto-cubain a servi à justifier les innombrables interventions menées pour faire tomber des gouvernements de gauche et soutenir des régimes militaires de droite.

De la même façon, les câbles de WikiLeaks montrent que, dans les années 2000, le spectre du « bolivarianisme » vénézuélien a été utilisé pour excuser les interventions réalisées contre de nouveaux gouvernements de gauche hostiles au néolibéralisme, comme celui de la Bolivie, accusé d’être « tombé ouvertement dans le giron du Venezuela », ou l’Équateur, considéré comme un « cheval de Troie pour Chávez ».

Les relations des États-Unis avec le gouvernement d’Hugo Chávez se sont envenimées très tôt. Chávez, d’abord élu président en 1998, s’est opposé à toutes les politiques économiques néolibérales, a tissé des liens étroits avec le Cuba de Fidel Castro et a fortement critiqué l’attaque lancée par l’administration Bush en Afghanistan à la suite des attentats du 11 septembre – les États-Unis ont rappelé leur ambassadeur à Caracas après que Chávez a déclaré : « Vous ne pouvez combattre le terrorisme par le terrorisme. »

Plus tard, celui-ci a renforcé le contrôle de l’État sur le secteur pétrolier, en augmentant les redevances versées par les sociétés étrangères et en se servant des recettes pétrolières pour financer l’accès du plus grand nombre à la santé et l’éducation et des programmes alimentaires pour les plus pauvres.

En avril 2002, l’administration Bush a publiquement soutenu un coup d’État militaire de courte durée qui a chassé Chávez du pouvoir pendant quarante-huit heures. Les documents du National Endowment for Democracy obtenus au titre de la Loi sur la liberté d’information font apparaître que les États-Unis ont fourni de l’argent et une formation pour « la promotion de démocratie » à des groupes favorables au coup d’État et qui ont participé ultérieurement aux actions menées pour renverser Chávez sous la forme d’une « grève » des cadres de la société pétrolière qui a paralysé le secteur à la fin de 2002 et fait entrer le pays en récession.

Les câbles de WikiLeaks révèlent que, après ces tentatives manquées de renversement du gouvernement élu, les États-Unis ont continué d’apporter leur soutien à l’opposition vénézuélienne par l’entremise du NED et de l’USAID. Dans un câble de novembre 2006, l’ambassadeur d’alors, William Brownfield, a expliqué la stratégie suivie par l’USAID et l’OTI pour ébranler l’administration Chávez :

En août 2004, l’ambassadeur a présenté la stratégie en cinq points élaborée par le pays pour guider les activités de l’ambassade au Venezuela pendant la période [2004–2006]… Cette stratégie se résume comme suit : 1) consolider les institutions démocratiques ; 2) infiltrer la base politique de Chávez ; 3) diviser ses partisans ; 4) protéger les entreprises états-uniennes vitales ; 5) isoler Chávez sur la scène internationale.

Les liens étroits existant entre l’ambassade des États-Unis et divers groupes d’opposition ressortent clairement dans de nombreux câbles. Un câble de Brownfield établit un rapport entre Súmate – ONG de l’opposition qui a joué un rôle central dans les campagnes de l’opposition – et « nos intérêts au Venezuela ». D’autres câbles révèlent que le Département d’État a exercé des pressions en faveur d’un soutien international à Súmate et encouragé les États-Unis à apporter un appui financier, politique et juridique à l’organisation, principalement par le biais du NED.

En août 2009, le Venezuela a été secoué par de violentes manifestations de l’opposition (comme il s’en est produit fréquemment sous le gouvernement Chávez et celui de son successeur, Nicolas Maduro). Un câble secret du 27 août reprend les propos de Development Alternatives, Incorporated (DAI), une organisation sous contrat avec l’USAID/OTI, indiquant que « tous » les gens qui manifestent contre Chávez à l’époque « bénéficient de notre aide » :

[L’employé de DAI] Eduardo Fernandez a déclaré que « la rue est en effervescence », faisant référence à la montée de la contestation contre les efforts déployés par Chávez pour consolider son pouvoir, et que « tous ces gens (les organisateurs des manifestations) bénéficient de notre aide ».

Les câbles révèlent également que le Département d’État a formé et aidé un leader étudiant dont il savait qu’il avait incité la foule à « lyncher » un gouverneur chaviste : « Pendant le coup d’État d’avril 2002, [Nixon] Moreno a participé aux manifestations organisées dans l’État de Mérida, à la tête d’une foule qui a marché sur la capitale de l’État dans l’intention de lyncher le gouverneur MVR [5] Florencio Porras. »

Cependant, quelques années après cet épisode, selon un autre câble, « Moreno a pris part en 2004 à l’International Visitor Program [du Département d’État] en 2004. »

Plus tard, Moreno sera recherché pour tentative d’assassinat et menaces à l’encontre d’une femme policière, entre autres motifs.

Toujours selon la stratégie en cinq points décrite par Brownfield, le Département d’État s’est employé à isoler le gouvernement vénézuélien sur la scène internationale et à contrer l’influence qu’il exerçait apparemment à travers la région. On peut lire dans plusieurs câbles que les missions diplomatiques des États-Unis dans la région ont coordonné leurs actions pour faire front à la « menace » vénézuélienne au niveau régional.

Comme WikiLeaks l’a d’abord révélé en décembre 2010, les chefs de mission états-uniens dans six pays d’Amérique latine se sont rencontrés au Brésil en mai 2007 pour mettre au point une réponse conjointe aux supposés « plans agressifs » du Président Chávez… « pour créer un mouvement bolivarien unifié dans toute l’Amérique latine ». Entre autres choses, les chefs de mission se sont entendus pour « continuer à resserrer les liens avec les dirigeants militaires de la région qui partagent nos inquiétudes à l’égard de Chávez ». Une réunion semblable des chefs de mission des États-Unis en Amérique centrale – qui s’est concentrée sur la « menace d’activités politiques populistes dans la région » – s’est tenue à l’ambassade états-unienne en El Salvador en mars 2006.

Les diplomates états-uniens se sont beaucoup dépensés pour empêcher les gouvernements des Caraïbes et de l’Amérique centrale de s’associer à PetroCaribe, initiative régionale du Venezuela qui permet aux membres de l’accord d’obtenir du pétrole à des conditions très avantageuses. Les câbles rendus publics nous apprennent que les hauts responsables états-uniens, tout en reconnaissant dans le privé les avantages économiques de l’accord pour les pays membres, craignaient que PetroCaribe n’accroisse l’influence politique du Venezuela dans la région.

En Haïti, l’ambassade a travaillé étroitement avec les grandes compagnies pétrolières pour empêcher le gouvernement d’adhérer à Petrocaribe, en admettant toutefois que cela « ferait économiser 100 millions de dollars par an », ainsi que Dan Coughlin et Kim Ives avaient été les premiers à le révéler dans The Nation. En avril 2006, l’ambassade a envoyé de Port-au-Prince le câble suivant : « Le poste continuera de faire pression sur [le Président d’Haïti René] Préval pour qu’il rejoigne pas PetroCaribe. L’ambassadeur va rencontrer le conseiller principal de Préval, Bob Manuel, aujourd’hui. Lors de réunions précédentes, il a dit comprendre nos préoccupations et il sait qu’un accord avec Chávez lui occasionnerait des problèmes avec nous. »

Le bilan de la gauche

Il faut garder à l’esprit que les câbles de WikiLeaks ne nous éclairent pas sur les activités plus secrètes des services de renseignement des États-Unis, et ne représentent probablement que la pointe émergée de l’iceberg en ce qui concerne l’ingérence politique de Washington dans la région. Néanmoins, les câbles apportent amplement la preuve des efforts persistants et déterminés déployés par les diplomates états-uniens pour faire barrage aux gouvernements indépendants de gauche en Amérique latine, à l’aide de leviers financiers, des multiples instruments contenus dans la boîte à outils de « promotion de la démocratie », voire, parfois, de moyens violents et illégaux.

Bien que l’administration Obama ait rétabli les relations diplomatiques avec Cuba, rien n’indique que la politique à l’égard du Venezuela et d’autres gouvernements de gauche du continent ait fondamentalement changé.

Il est clair que l’hostilité de l’administration à l’encontre du gouvernement élu du Venezuela ne fléchit pas. En juin 2014, le vice-président Joe Biden a lancé l’Initiative pour la sécurité énergétique des Caraïbes, considérée comme un « antidote » à Petrocaribe. En mars 2015, Obama a déclaré que le Venezuela constituait « une menace considérable pour la sécurité » et annoncé des sanctions contre les dirigeants vénézuéliens, décision critiquée à l’unanimité par les autres pays de la région.

Cependant, malgré les attaques incessantes des États-Unis, la gauche domine largement en Amérique latine. À l’exception du Honduras et du Paraguay, où des coups d’État de droite ont renversé des gouvernements élus, les mouvements de gauche arrivés au pouvoir au cours des quinze dernières années s’y trouvent presque tous encore aujourd’hui.

En grande partie grâce à ces gouvernements, entre 2002 et 2013 le taux de pauvreté dans la région a reculé de 44 à 28% après avoir progressé durant les deux décennies précédentes. Ces succès, ajoutés à la volonté des dirigeants de gauche de prendre des risques pour se libérer du diktat néolibéral, devraient servir d’inspiration aujourd’hui à la nouvelle gauche anti-austérité en Europe.

Nul doute que certains gouvernements rencontrent actuellement d’importantes difficultés, dues en partie au ralentissement de l’économie régionale qui touche les dirigeants de droite comme de gauche. Mais, si on lit entre les lignes des câbles, il y a de bonnes raisons de se demander si toutes ces difficultés sont d’origine locale.

En Équateur, par exemple – où le Président Correa essuie les foudres de la droite, et de certains secteurs de la gauche –, la contestation contre le nouvel impôt progressif proposé par le gouvernement est le fait des mêmes chefs d’entreprise de l’opposition que ceux avec qui, si l’on en croit les câbles, les diplomates états-uniens élaborent des stratégies.

Au Venezuela, où les failles du système de contrôle des changes provoquent une forte inflation, de violentes manifestations d’étudiants de droite ont gravement ébranlé le pays. Il y a fort à parier que certains de ces manifestants ont reçu de l’argent ou une formation de l’USAID ou du NED, dont le budget pour le Venezuela a grimpé de 80% entre 2012 et 2014.

Les câbles de WikiLeaks ont encore beaucoup de choses à nous apprendre. Pour rédiger les chapitres de The WikiLeaks Files sur l’Amérique latine et les Caraïbes, nous avons épluché des centaines de câbles WikiLeaks et avons pu identifier différents axes d’intervention états-unienne, que nous décrivons plus en détails dans le livre (et dont certains avaient déjà été relevés par d’autres observateurs). D’autres auteurs ont procédé de la même façon pour d’autres régions du monde. Mais le nombre de câbles dépasse 250 000 (dont presque 35 000 pour la seule Amérique latine) et il ne fait aucun doute que beaucoup d’autres aspects notables de la diplomatie états-unienne en action attendent d’être mis au jour.

Malheureusement, une fois passée l’effervescence créée lors de la diffusion des premiers câbles, peu de journalistes et de chercheurs se sont montrés vraiment intéressés. Tant que cela ne changera pas, il nous manquera un compte-rendu complet de la vision que l’État des États-Unis a de lui-même sur la scène mondiale, et de la réponse apportée par sa diplomatie aux défis posés à son hégémonie.


  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3384.
  • Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
  • Source (anglais) : revue Jacobin, 29 septembre 2015.

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[2Zone située à l’est du pays – note DIAL.

[3Gouvernement des États-Unis : United States Government (USG) en anglais – note DIAL.

[4Alliance de gauche créée à l’initiative du Venezuela et Cuba en 2004 pour contrer l’Accord de libre-échange des Amériques promue à l’époque par l’administration Bush.

[5Le Mouvement Ve République est un parti de gauche fondé par Hugo Chávez – note DIAL.




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