HAÏTI - Un modèle de développement anti-paysan sur DIAL 3334

Frédéric Thomas, au format PDF

vendredi 24 juillet 2015, mis en ligne par Dial

Cette longue analyse de Frédéric Thomas, politologue chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI) montre que l’on retrouve des antagonismes similaires dans le monde rural, en Haïti comme au Chiapas [1]. D’un côté, gouvernement et entreprises s’efforcent d’intégrer ces territoires dans l’économie de marché nationale et mondiale en s’appuyant sur des projets de « développement » extractivistes, que ce soit dans le domaine agricole, minier ou énergétique. De l’autre, paysans et paysannes tentent tant bien que mal de résister à cette nouvelle offensive et de défendre et faire prospérer des modes de vie pour lesquels autonomie et souveraineté alimentaire constituent des piliers centraux. Texte publié par le CETRI le 15 décembre 2014.


Sommaire

Encarts et études de cas

Encart 1. Monde rural haïtien : un instantané
Encart 2. Haïti, « Disneyland des ONG » ? Aide, importations & dépendance
Encart 3. L’impact genré de ce développement
Encart 4. Le riz : un cas d’école
Les zones franches : étude de cas 1. Tourisme : la zone réservée d’Île-à-Vache
Les zones franches : étude de cas 2. Exploitation minière : une chance incontournable ?
Les zones franches : étude de cas 3. Nourribio : la première zone franche agricole


Depuis fin 2013, à l’Île-à-Vache, dans le sud-ouest du pays, les habitants se mobilisent contre le méga-projet « Destination touristique ». Dans le nord-est, à la frontière avec la République dominicaine, ce sont les travailleuses et travailleurs de la zone franche de Caracol – certains organisés au sein du syndicat Batay ouvriye – et les associations paysannes dont les terres ont été accaparées, qui s’opposent à cette zone franche inaugurée le 22 octobre 2012, et implantée sur des terres agricoles fertiles. Alors qu’ailleurs dans le pays, principalement dans les montagnes du nord, les projets d’exploration miniers suscitent autant de réticences de la part des organisations sociales que de convoitise de la part de « l’élite » politique et économique haïtienne.

Quels liens existent-ils entre ces divers projets, d’un côté, et ces multiples résistances, de l’autre ? Les premiers dessinent les contours et la dynamique d’un mode de développement, mis en place par le gouvernement haïtien, et soutenu – voire téléguidé – par les institutions internationales et quelques grandes puissances mondiales – dont, au premier chef, les États-Unis. Les mouvements sociaux haïtiens, en général, et les mouvements paysans, en particulier, s’opposent à de tels projets, en mettant en avant une autre vision de la société. Ainsi, aussi différents que soient ces méga-projets, ils participent d’une même logique, centrée sur des caractéristiques communes, convergeant vers un modèle de développement dont les paysans sont le rebut.

Un modèle de développement

Le Plan stratégique de développement d’Haïti constitue un bon guide du modèle haïtien. S’il s’inscrit dans la continuité des politiques mises en œuvre depuis au moins le début des années 1980, il marque néanmoins une certaine inflexion qui met d’autant plus en évidence les axes saillants de choix politiques et d’un mode de développement. Celui-ci peut se décliner sous une triple perspective : néolibéralisme, zones franches et guerre aux paysans.

Encart 1 : Monde rural haïtien : un instantané [2]

Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, avec un Indice de développement humain (IDH), qui le classe 145e sur les 173 pays recensés (la Belgique est classée 21e). Entre 2005 et 2010, l’IDH d’Haïti ne s’est pas amélioré et est resté au même niveau. Les trois quarts des habitant-e-s vivent en dessous du seuil de pauvreté de deux dollars par personne par jour (p. 33). 60% de la population haïtienne vit en milieu rural. La pauvreté y est plus importante : 54% de la population rurale contre seulement 12% dans la zone métropolitaine et 18% dans les autres zones urbaines. Les terres cultivées se caractérisent par leur exiguïté : la moyenne des exploitations agricoles est de 1,46 ha. Cette exiguïté « constitue l’une des contraintes de l’agriculture haïtienne dans la mesure où elle restreint les possibilités de remplacement de la main d’œuvre par l’équipement mécanique. Ceci limite à un bas niveau la productivité par unité de main d’œuvre et par conséquent le revenu des ménages » (p. 56). L’insécurité alimentaire à l’échelle nationale est de 38%, mais de 41% en milieu rural. Les dépenses alimentaires représentent 56% des dépenses totales des ménages. Ce pourcentage varie avec le niveau de richesse (de 53% pour les plus riches à 73% pour les plus pauvres). Parmi les postes de dépenses alimentaires, les postes riz (21%), viande/volaille/fruit de mer (13%), pois/haricot/lentille (10%) sont les plus importants. Les tubercules, les bananes et les légumes sont surtout produits à des fins d’autoconsommation. « La consommation nationale pour des produits tels que le riz, les œufs et la viande de volailles est couverte à 80% par les importations. Pour les produits laitiers, la couverture est de 65%. Ceci dit, Haïti devient de plus en plus vulnérable à la hausse des prix sur les marchés internationaux » (p. 43). Cinq chocs sont particulièrement fréquents parmi ceux subis par les ménages au cours des douze mois précédent l’enquête : par ordre d’importance, l’augmentation des prix des produits alimentaires (37%), la maladie/accident grave d’un membre du ménage (36%), les pluies irrégulières (25%), la sécheresse (21%) et une maladie des animaux (20%).

« Haïti is open for business »

Publié en mai 2012 par le gouvernement du président Martelly (élu en 2011), le Plan stratégique de développement d’Haïti [3] présente les 4 grands chantiers – refondations territoriale, économique, sociale et institutionnelle – de l’État afin de faire d’Haïti un pays émergent en 2030. Si ce document constitue un fourre-tout sans grande cohérence, cherchant, semble-t-il, plus à convaincre la « communauté internationale » que le peuple haïtien, quelques lignes de force s’en dégagent. « Le choix du secteur privé comme agent premier de la création de richesses et d’emplois » est ainsi affirmé à plusieurs reprises (notamment p. G, 15 et 29). Son corollaire est qu’il convient de stimuler, favoriser, attirer les investissements privés (essentiellement étrangers), et, pour ce faire, offrir un environnement macroéconomique attractif et un cadre légal des affaires libéralisé (p. 243). Afin, dès lors, de lever les contraintes, d’éliminer les blocages à l’investissement, le gouvernement entend avoir recours au « processus de “régulation guillotine” » (p. 29 et 243) [4], qui porte bien son nom…

Rien de neuf sous le soleil donc, si ce n’est une actualisation de recettes du néolibéralisme, qui déclinent toutes les options du slogan présidentiel : « Haïti is open for business ». Et le document de donner tous les gages possibles aux institutions financières internationales, en multipliant les références à la doxa libérale à la mode. À l’encontre du néolibéralisme des années 1980, il ne s’agit pas ici d’en finir avec l’État – même si, déjà alors, cela relevait plus du discours que des pratiques –, mais bien de redéfinir son rôle. Comme le notait déjà, en 2005, un rapport de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) sur les questions relatives au développement d’Haïti, fait à la demande de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) : « au lieu de chercher un État minimaliste ou maximaliste, la tendance aujourd’hui est de chercher un État efficace » [5]. « Efficace » bien entendu au sens de favoriser les échanges commerciaux.

Cela se traduit dans le Plan stratégique de développement d’Haïti par la mise en avant de partenariats public-privé et une division du travail où l’État joue un rôle subalterne – mais stratégique – d’appui au marché. C’est particulièrement visible pour tout ce qui a trait aux politiques publiques concernant la santé, l’éducation et la protection sociale. Le Plan affirme, péremptoire : « il faut cibler leur accès gratuit ». Cependant, c’est plutôt l’affirmation qui s’avère gratuite. Elle est ainsi d’emblée doublement hypothéquée. En aval, puisque cette accessibilité, selon le gouvernement, ne « sera effective tant que les effets de la croissance ne se feront pas sentir de façon sensible et durable » ; ces effets étant bien entendu conditionnés à la politique néolibérale qui doit être mise en œuvre. En amont, puisque « la prise en charge financière de ces services étatiques » par les « partenaires internationaux » de Haïti serait totale pour les dix premières années (p. 30).

Le message implicite du gouvernement est clair : « les ONG internationales, qui se gargarisent de grandes phrases sur l’Éducation, la Santé, etc., n’ont qu’à financer ces services. L’État haïtien, lui, a d’autres priorités, dont la première est d’attirer les investissements privés, seule façon d’assurer la croissance et les emplois, qui permettront ensuite – et ensuite seulement – un accès aux services sociaux de base ». Il convient de remarquer qu’en ce sens, il obéit aux politiques des institutions internationales, dont l’Union européenne (UE). En effet, celle-ci continue de soutenir, d’encourager et de cadrer des mesures de libéralisation de l’économie haïtienne. Une récente évaluation de la politique de coopération de l’UE avec Haïti met ainsi en avant « des effets non-négligeables dans le domaine macro-économique et de la légitimation de l’État ». Dans ces près de 400 pages de rapport, les droits humains en Haïti sont pratiquement absents. Leur sous-estimation, voire l’occultation de leur détérioration et de la dérive autoritaire du régime – dénoncée entre autres par la Coordination Europe-Haïti (Co-EH) : « aucune action efficace [de l’UE] n’a été entreprise pour s’opposer à la dérive bien documentée du gouvernement haïtien vers l’autoritarisme et le népotisme » [6] – est la conséquence de la focalisation néolibérale sur les indicateurs macro-économiques [7].

En réalité, les études démontrent que, non seulement les dépenses sociales de l’État haïtien sont les plus basses de la région des Caraïbes, mais qu’elles ont diminué ces dernières années. Ainsi, Nathalie Lamaute-Brisson note que « les dépenses sociales ont diminué entre 2002 et 2011, passant de 2,7% à 1,5% du PIB » [8], tandis que le rapport Haïti du FMI de mars 2013 souligne la spécificité de ce phénomène par rapport aux autres pays de la région : « les dépenses en éducation et santé sont respectivement de 2,1 et 1,4% du PNB, contre 3,8 et 3,4% en moyenne dans les autres pays de la région. Différemment des tendances régionales, les dépenses dans le secteur de la santé à Haïti ont en fait baissées depuis 1997, allant de 2,5% du PNB en 1997 à 1,4% en 2009 » [9].

La logique néolibérale redéfinit les conditions de la souveraineté et les rapports entre dépendance et indépendance. Pour être indépendant, il conviendrait ainsi de se dégager de la double dépendance de l’aide et de l’État. Et cela par le biais du marché, censé apporter la croissance, les richesses, les emplois, le développement – et, au bout du compte, l’indépendance. L’espace du marché est présenté comme neutre et naturel – le bain dans lequel nous nageons tous. C’est lui qui détermine le degré d’indépendance en fonction des « distorsions » [10] à son libre fonctionnement. Par extension, il redéfinit le rôle et l’efficacité de l’État et de l’aide, en fonction de leurs effets de levier ou, au contraire, d’entrave, voire de blocages, au libre marché. Une des manières privilégiées par le gouvernement haïtien de tendre vers cette indépendance est de concentrer le développement sur des espaces géographiques au statut particulier, les zones franches.

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Encart 2 : Haïti, « Disneyland des ONG » [11] ?
Aide, importations & dépendance


Il est estimé que le Budget national de l’État haïtien dépend à plus de 60% de financements externes. Cette dépendance des financements publics s’est creusée : avant 2004, le budget dépendait à moins de 30% des ressources extérieures [12]. La dépendance des finances publiques se conjugue à celles envers les importations et, dans une moindre mesure, envers l’aide en général, si bien qu’il convient de se demander qui dirige/décide quoi en Haïti ? L’aide couvre en moyenne autour de 5% de la disponibilité alimentaire du pays (elle est montée à 8% en 2010, après le séisme). En 2007, que ce soit en volume ou en valeur, plus de 60% de l’aide alimentaire provenait des États-Unis. De manière plus générale, dans un pays parfois qualifié de « République des ONG », il faut s’interroger sur les relations de pouvoir et de dépendance entre l’État haïtien et ces ONG, sur leurs rôles respectifs. Le rapport de mars 2013 du FMI déjà cité ne poursuit-il pas, juste après avoir remarqué la tendance différente du reste des Caraïbes de la baisse des dépenses publiques dans le secteur de la santé à Haïti, en signalant : « Toutefois, une large part des soins de santé est fournie par les donateurs internationaux et les ONG, spécialement depuis le tremblement de terre » ? Le FMI pointe-t-il, sous ce « toutefois », une coïncidence ou une stratégie basée sur une nouvelle division du travail entre l’État, le marché et les ONG ? Entre 1990 et 2011, en termes monétaires, les exportations haïtiennes ont un peu plus que doublé, mais dans le même temps, les importations étaient multipliées par 4,6 (en termes de valeur économique), aggravant le déficit de la balance commerciale et accentuant la dépendance de l’économie du pays au commerce extérieur [13]. En 2012, en valeur marchande, Haïti importait plus de cinq fois plus que ce qu’elle exportait [14]. Qui plus est, la nature de ces échanges a changé, puisque jusqu’en 1980 l’agriculture représentait le premier poste d’exportation du pays, alors qu’en 2009 elle comptait pour moins de 7% des exportations [15]. Haïti importe actuellement autour de 50% de ses besoins alimentaires. Selon l’économiste Leslie Péan, « les dépenses pour les importations de produits alimentaires ont doublé entre 2001 et 2010, atteignant un sommet de 624 millions de dollars en 2008. Au cours de cette même décennie, les dépenses d’importation de produits alimentaires ont représenté une moyenne de 22% du total des importations » [16]. Ceux qui ont le plus profité de cette ouverture du marché haïtien sont les États-Unis et la République dominicaine. En 2012, ces deux pays concentraient plus de 65% du total des échanges commerciaux avec Haïti (comparé à 4,1% pour l’Union européenne) [17]. La République dominicaine et les États-Unis représentaient respectivement 36,5 et 25,3% de toutes les importations du pays, et le second accaparait 83,6% du total des exportations de Haïti (dont, en 2013, en valeurs monétaires, près de 95% est composé de produits textiles) [18]. Quant à la République dominicaine, la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA) évoque « une décennie de conquête silencieuse du marché haïtien, sans partage, sans entraves majeures, sans négociations. Une capitulation totale de l’appareil productif national » [19]. Ces échanges commerciaux ont en effet des caractéristiques communes. La balance commerciale est très négative pour Haïti – alors que ces pays pèsent très lourd sur son marché – et ces échanges sont très concentrés sur quelques produits primaires et/ou de sous-traitance, témoignant du fait que l’héritage colonial pèse encore lourdement sur l’économie haïtienne.
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Les zones franches : étude de cas 1
Tourisme : la zone réservée d’Île-à-Vache


Le 10 mai 2013, un arrêté déclare l’Île-à-Vache « zone réservée et zone de développement touristique ». Le projet lui-même est lancé quelques mois plus tard, le 22 août, et représente l’un des plus importants et ambitieux chantiers du gouvernement Martelly, évalué à plus de 230 millions de dollars. Le plan prévoit la mise en place d’un aéroport international et d’un port, et la construction d’un parc immobilier de bungalows et de petits hôtels de luxe, soit une infrastructure touristique offrant autour de 1200 nouveaux lits. L’objectif est de faire de l’île, selon les propres mots du Premier ministre, « un grand pôle d’attraction touristique internationale ». Pourtant, ce projet, présenté comme « écotouriste », suscite sur place d’importantes mobilisations, qui ont été réprimées. Le Rapport d’enquête sur la situation de tension à Île-à-vache [20], publié début avril 2014 par huit organisations ou plateformes haïtiennes (dont la PAPDA et la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH)), fait le point. La colère des habitant-e-s serait surtout due au fait qu’ils n’ont été « ni consultés, ni informés de la mise en œuvre de ce projet et estimant qu’il ne prend pas en compte leur avis ». L’absence d’information – c’est par la presse que les habitant-e-s ont appris l’existence du décret et du projet touristique – se double de déclarations confuses et contradictoires de la part du gouvernement, voire de manipulations, qui alimentent encore la méfiance. Ainsi, le gouvernement parle tantôt de relocalisations tantôt de déplacements de personnes ; avance des chiffres différents sur le nombre total de lits en hôtellerie qu’il entend offrir ; parle de 10 000 habitants sur l’île alors qu’il y en a 15 000 ; etc. Plus particulièrement, parler d’écotourisme et de tourisme durable relève plus du marketing et de la propagande que de pratiques effectives. En quoi le terrain de golf, prévu sur les terres fertiles de l’île, serait-il « écologique » ? De quelle façon le déboisement pour la construction d’un aéroport international afin d’accueillir « les voyageurs plus nantis », ciblés par le projet, serait-il « durable » ? Comment le mépris et la mise à l’écart des habitant-e-s de l’île témoigneraient-ils d’une harmonie avec la culture locale, d’une préservation des paysages locaux, propres à l’« écotourisme » ? À ce problème évident de communication et de désinformation sont venus s’ajouter le « renforcement de l’appareil répressif de l’État » dans l’île, avec l’arrivée, dans la localité de Kay-Kòk, d’une quarantaine de policiers (il y en avait auparavant moins d’une dizaine), les intimidations et violences commises contre la population, et l’arrestation et incarcération du policier local, Jean Matulnès Lamy, considéré comme l’un des leaders de l’opposition au projet. Enfin, ce projet touristique ne répond pas aux problèmes d’une population essentiellement (à 87%) rurale, qui souffre d’un manque d’accès aux services de base en général, et aux soins de santé en particulier : il n’y a que deux centres de santé pour 15 000 habitants. Situation paradoxale d’un développement à l’envers où ce n’est pas la population locale qui fixe la dynamique et les priorités, mais les touristes que l’on désire attirer, selon un schéma pré-établi, si bien qu’à la demande d’un meilleur accès aux soins, le gouvernement répond par la construction d’un aéroport et d’hôtels de luxe.Konbit oganizasyon peyizan Ilavach (KOPI) et le Kolektif solidarite ak lit peyizan Ilavach (Kslpi), les deux regroupements qui fédèrent la résistance au projet sur place, revendiquent le retrait de l’arrêté – déclarant l’île d’utilité publique –, la libération de Lamy, le départ des policiers arrivés en renfort et la fin des pressions et de la répression de la part de l’État. Mais, de manière plus générale, c’est la logique même de ce développement qui est rejetée. Le gouvernement a fait du tourisme l’une des principales stratégies d’attraction des investissements, l’un des quatre piliers pour le développement économique et la croissance d’Haïti. Il s’agit donc d’attirer des investisseurs étrangers, et, pour ce faire, de leur offrir des avantages similaires à ceux des zones franches : une main-d’œuvre bon marché, des règlements flexibles concernant l’emploi, un taux d’imposition zéro, pour une durée maximale de quinze ans… Cette dépendance aux investissements étrangers est accentuée par le faible pouvoir de négociation dont dispose l’État haïtien et le faible contrôle qu’il exerce sur les mécanismes clés du tourisme international, concentré principalement dans les pays du Nord. Elle tend de plus à occulter ou, du moins, à sous-estimer l’importance des impacts environnementaux du tourisme, alors même que « dans les petites îles plus qu’ailleurs, la concurrence entre le tourisme et les autres activités humaines pour l’utilisation des terres est féroce. » [21]. Le gouvernement haïtien fait miroiter les retombées économiques et la création d’emplois pour imposer son projet. Mais c’est sciemment ignorer les tendances du tourisme mondial de ces dernières années telles que les met en exergue Bernard Duterme : « les grandes tendances enregistrées ces dernières années indiquent que les retombées financières, sociales, culturelles et environnementales sont le plus souvent problématiques, voire dramatiques, pour les populations locales. Aujourd’hui plus encore qu’hier, en raison de la concentration croissante du secteur (intégration verticale et horizontale des chaînes internationales d’hôtellerie, de loisirs et de voyages), l’essentiel des flux financiers du tourisme est capté par des tour-opérateurs transnationaux, dont le siège principal est situé en Europe ou en Amérique du Nord. » [22].
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Projet touristique du gouvernement de la République d’Haïti

La dynamique des zones franches

Les politiques économiques poursuivies par les gouvernements qui se sont succédés en Haïti sont surdéterminés par les supposés avantages comparatifs du pays et son inscription très particulière dans le marché mondial. Le Plan stratégique de développement d’Haïti déclare comme une évidence : « La position géographique du pays par rapport à certains grands marchés de consommateurs, la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché et l’existence de la loi commerciale “HELP” donnant un accès privilégié au marché des États-Unis d’Amérique, particulièrement pour le textile et l’habillement, constituent des avantages comparatifs favorisant le développement de l’industrie manufacturière » (p. 108). Ce n’est là que répéter ce que les multiples études, rapports et plans des institutions internationales, de leurs experts et consultants, grassement payés, affirment depuis des décennies.

Un seul exemple, de 2005 : « il semble bien qu’Haïti devrait suivre une stratégie axée sur l’“ouverture” puisque le pays possède une situation géographique de choix et un marché intérieur restreint. Il ne s’agit pas d’une question de nature doctrinale mais bien à caractère pratique face à la mondialisation de l’économie. Haïti devra développer ses avantages comparatifs […]. Agir autrement serait mettre en danger la durabilité de la croissance économique. D’une manière générale, Haïti devra conserver, pour les biens et pour les services, des tarifs douaniers relativement faibles […]. Haïti ne devra pas s’arrêter à la libéralisation de son compte de capital – consommée depuis plusieurs années déjà – mais attirer des investissements étrangers directs dans des conditions compétitives par rapport à ses voisins des Caraïbes. » [23]. Le même vocabulaire pseudo technique – il ne s’agirait pas de question doctrinale –, appuyé sur le même chantage – faire autrement serait dangereux –, au service d’une même cause : ouvrir le marché, libéraliser l’économie et attirer les investissements étrangers.

Mais répéter inlassablement une erreur ne la transforme pas automatiquement en vérité, pas plus que de conclure une hypothèse fausse par une thèse tronquée ne constitue une démonstration convaincante. Ce qui caractérise le modèle haïtien est une économie extravertie [24], dépendante des exportations et tournée vers le marché mondial. Celle-ci tend à se matérialiser sous la forme de zones enclavées, centrées sur le marché international, « libérées » des contraintes non marchandes de l’État et/ou de la société civile, et orientées vers l’exportation. Il s’agit de traduire les « avantages comparatifs » en « moteurs de la croissance », en « piliers du développement », sur lesquels baser sa stratégie. C’est, dans le Plan stratégique de développement d’Haïti, la priorité à « l’établissement et la mise en œuvre de stratégies favorisant […] :
– l’exploitation des ressources naturelles ;
– l’exploitation de zones touristiques, commerciales et industrielles avec la participation de capitaux privés » (p. 110).

David Harvey rappelle, dans son livre Le Nouvel Impérialisme, la prédilection de l’économie capitaliste pour un cadre institutionnel stable, avec des règles contractuelles garanties par un État suffisamment fort. Mais à défaut de telles garanties, les agents économiques peuvent chercher à s’assurer « des enclaves protégées pour eux-mêmes » [25]. La bourgeoisie haïtienne a substitué à la création d’un espace national la constitution d’enclaves, directement connectées au marché mondial, en général, et nord-américain, en particulier. Celles-ci peuvent être formalisées (comme zones franches), mais elles peuvent également n’avoir pas ce titre et fonctionner sous cette forme, tant celle-ci est caractéristique du modèle de développement mis en œuvre par l’État haïtien.

Les zones franches constituent un pilier stratégique de la politique de développement d’Haïti. D’une part, elles s’inscrivent dans la tendance historique dominante de l’économie haïtienne. D’autre part, elles participent des pratiques néolibérales et de la division internationale du travail qui lui correspond.

La loi du 2 août 2002 institutionnalise les zones franches économiques : ce sont « des aires géographiques dans lesquelles s’applique un régime spécial en matières de droits de douane et de contrôle douanier, de fiscalité, d’immigration, d’investissement de capitaux, de commerce extérieur » [26]. Parmi les principales mesures de ce régime spécial : quinze ans d’exonération d’impôt sur le revenu et l’exonération de la franchise douanière sur l’achat des matériels d’équipement, entre autres. De plus, la loi précise qu’au moins 70% de la production des zones franches doit être destinée à l’exportation.

L’économie haïtienne est encore aujourd’hui marquée par son passé colonial – et sa logique de surexploitation d’une main d’œuvre abondante et peu qualifiée (à l’époque, dans les grandes plantations de monoculture : canne-à-sucre et café) pour l’exportation. Il s’agit d’une économie dépendante, peu diversifiée, centrée sur la production de biens primaires, principalement destinés aux anciennes métropoles. La bourgeoisie du pays, plutôt que d’investir dans les infrastructures et les secteurs productifs, se concentre sur le commerce de l’import-export et les spéculations. Elle gère le pays comme des actionnaires administrent leurs stock-options, pressés d’en retirer le maximum de bénéfices, sans rien avancer. De cette situation découle en partie le phénomène de tertiarisation de l’économie : l’importance de l’agriculture et de l’industrie décroît au profit du secteur des services (surtout le petit commerce) – qui dépassait les 50% en 2012 [27].

La dynamique des zones franches, qui constituent autant d’enclaves déconnectées de l’économie locale, orientées vers l’exportation et directement dépendantes du marché mondial, est en phase avec ce modèle et cette classe sociale, qui réduisent le rôle de Haïti à celui de sous-traitant. Le pays devrait ainsi confirmer et consacrer sa fonction de pourvoyeur de matières premières et de main-d’œuvre bon marché. Or, ce modèle heurte triplement l’économie paysanne. En accaparant les terres pour la mise en place de zones franches économiques (industrie de la confection, mines, tourisme, monocultures) tout d’abord, en postulant l’obsolescence du marché local, qui est au centre de l’agriculture paysanne, ensuite, en poussant les paysans à quitter leurs terres et à se reconvertir en main-d’œuvre de ces zones franches enfin.

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Encart 3 : l’impact genré de ce développement

Si l’ensemble de la population haïtienne, surtout rurale, est affectée négativement par ce modèle, elle ne l’est pas de la même façon ni avec la même intensité. Du fait des rapports inégaux entre hommes et femmes, de la division sexuée du travail, de la sous-représentation des femmes dans les instances de décision (des institutions publiques comme des organisations sociales et du secteur privé), des conditions sociales plus éprouvantes dans lesquelles elles vivent [28], de leurs liens particuliers à l’eau, à la terre et à l’environnement – accaparés ou dégradés –, ainsi que de la charge des activités qui pèsent traditionnellement sur leurs épaules – nourrir et prendre soin de la famille –, les femmes haïtiennes sont plus particulièrement exposées aux conséquences néfastes de ce modèle [29]. De plus, les piliers de ce projet de développement – tourisme, exploitation minière, sous-traitance et monocultures – entrent en concurrence directe avec l’agriculture paysanne où les femmes jouent un rôle stratégique. Ainsi, les politiques de libéralisation dont participe ce projet consacrent la féminisation de la pauvreté et accentuent la double séparation entre producteurs, d’une part, et entre la sphère marchande et la sphère dite « domestique » où se retrouvent les femmes, d’autre part, aux sources de l’exploitation spécifique des femmes [30]. En outre, la priorité accordée aux firmes de l’agro-industrie pour l’exportation et aux zones franches catalyse une stratégie féminine d’embauche, surdéterminant cette « reconfiguration nouvelle dans la division du travail » (sphère reproductive/productive et commerciale) [31]. Enfin, la médiatisation humanitaire du séisme de 2010 a véhiculé une image des femmes haïtiennes comme victimes impuissantes et passives [32]. Dans une telle conjoncture, la stratégie des organisations de femmes est à la fois de mettre en avant des droits portés par elles – telle que, récemment, la dépénalisation de l’avortement –, et de converger avec d’autres organisations sociales afin de reconfigurer les revendications de souveraineté alimentaire, d’économie sociale et solidaire, etc. en termes de genre. Loin donc de l’image véhiculée, les luttes féministes à Haïti sont bien présentes, organisées (entre autres au sein de Sofa (Solidarité des femmes haïtiennes), Kay Fanm (Maison des femmes) et articulées autour de mobilisations importantes et fédératrices, comme le Parlement symbolique de femmes et les Universités populaires d’été.

Les zones franches : étude de cas 2
Exploitation minière : une chance incontournable ?


Les terres d’Haïti recèleraient de grandes quantités d’or, de cuivre et d’argent ainsi que du pétrole. 15% du territoire – principalement dans les montagnes du nord –, sont déjà sous concession minière, plus de cinquante permis de prospection ont été octroyés, conduisant à une exploration extensive. On parle de bénéfices de plusieurs dizaines de milliards de dollars… Mais tout cela demeure flou et contradictoire tant l’État gère cette affaire de manière opaque. Cependant, plusieurs choses sont certaines. D’une part, la manière dont le gouvernement traite ce dossier est hautement contestable, suscitant méfiance et opposition. D’autre part, l’exploitation minière constitue, selon le Plan stratégique de développement d’Haïti, l’un des piliers du développement économique du pays. Enfin, de façon plus structurelle, l’activité minière est un phénomène complexe et problématique, plus encore lorsqu’elle participe d’un schéma de rapports économiques Nord-Sud asymétriques, comme c’est le cas pour Haïti [33]. Les actions gouvernementales dans ce dossier génèrent suspicion et colère. En effet, dès son entrée en fonction, le gouvernement a destitué Dieuseul Anglade, directeur du Bureau des mines et de l’énergie (BME) pendant près de deux décennies, qui s’était refusé à signer des dérogations à l’exploitation minière. Quelques mois plus tard, le 21 décembre 2012, le gouvernement haïtien signe sans l’aval du parlement – ce que la loi exige pourtant – plusieurs contrats de prospection avec des compagnies étrangères. Le tollé suscité oblige le Sénat à adopter une résolution pour surseoir à l’exécution du permis d’exploitation, réviser les contrats négociés et réaliser une contre-expertise du potentiel minier. Mais le problème reste en suspens. L’élaboration en cours d’un nouveau code minier est le principal enjeu actuel. Le gouvernement, avec l’assistance de la Banque mondiale, est en train de préparer une nouvelle loi minière. Or, à ce jour, le processus se fait sans participation ni consultation des parlementaires et des acteurs sociaux. « Pour le moment, il [l’avant-projet de loi minière] est entre les mains des compagnies pour les commentaires et suggestions » déclarait récemment Ludner Remarais, directeur général du BME [34]. Le rôle des acteurs pose également problème. L’ancien ministre des finances de Haïti de 2009 à 2011, Ronald Baudin, qui était alors en charge des négociations avec les deux transnationales minières les plus importantes dans le pays, Eurasian et Newmont, une fois quitté son poste, est devenu consultant… du partenariat créé par ces deux mêmes entreprises. Cette confusion des genres, ce conflit d’intérêt, se reproduit à un niveau plus systématique avec la Banque mondiale. Ainsi, cette dernière est accusée par le Collectif haïtien de résistance à l’exploitation minière d’être juge et partie. En effet, elle aide le gouvernement haïtien à moderniser le code minier, alors même que, par le biais d’une de ses branches, la Société financière internationale (SFI), elle a investi en 2010 5,3 millions de dollars dans la société Eurasian (recevant en échange un peu plus de 7% des actions de la société) [35], soit le principal acteur privé intéressé en la matière. En réalité, si la Banque Mondiale ne se montre nullement gênée, c’est que pour elle, il n’y a pas conflit, mais bien convergence d’intérêts. En cela, il convient de reconnaître, qu’à des degrés divers, elle partage avec le gouvernement haïtien et les multinationales minières une même vision libérale, basée sur l’idée d’une relation win-win et de bénéfices inéluctables. Les appréciations divergentes, qui peuvent apparaître entre ces trois acteurs, s’inscrivent ainsi dans un cadre commun où la priorité revient aux entreprises privées. D’où la nécessité d’attirer ces entreprises et les investissements privés. C’est ce que réaffirmait le directeur du BME, dans une interview accordée il y a peu : « Nous avons besoin d’une loi minière qui soit attrayante. Une loi minière qui attire les investisseurs. C’est ce dont nous avons besoin ». L’objectif se veut conciliant : « La proposition de loi minière se veut attractive pour les investisseurs tout en défendant les intérêts de l’État haïtien et des populations concernées » [36]. Qu’il puisse y avoir incompatibilité entre l’attractivité pour les uns et l’intérêt des autres, qu’il faille peut-être choisir quels intérêts défendre en priorité, et que les acteurs en présence ne sont pas forcément égaux en termes de pouvoirs, tout cela est évacué. Les conclusions du Premier Forum minier d’Haïti, qui s’est tenu à Port-au-Prince les 3 et 4 juin 2013, organisé par l’État haïtien en collaboration avec la Banque mondiale, et qui constitue une étape dans la reformulation de la loi minière, ne font dès lors que confirmer ces présupposés. Cet espace, qui se voulait le plus inclusif possible, n’a en réalité donné la parole à aucune organisation locale, aucune plateforme des droits humains, aucun mouvement paysan. De plus, les risques environnementaux, sociaux, etc. sont systématiquement sous-évalués et, de toute façon, balayés face aux bénéfices attendus de l’exploitation minière. Le calcul des « coûts-bénéfices » est toujours positif. Si la consultation des populations locales et l’évaluation des conditions à respecter pour que cette activité bénéficie réellement au peuple et au pays concernés sont toujours mis en avant, dans la pratique, il est impossible à une communauté d’arrêter ou de suspendre l’exploitation minière, de lui préférer un autre usage des terres et des ressources – par exemple la culture vivrière –, tant l’exploitation minière apparaît tout à la fois inévitable et avantageuse. Le débat, largement canalisé et téléguidé, consacre cette évidence : l’exploitation minière pourrait contribuer au développement et à la croissance économique de Haïti. Certes. De même qu’elle pourrait accroître les inégalités, aggraver encore les dégâts environnementaux, spolier un peu plus les paysans, générer et catalyser les conflits sociaux, etc. Au vu du manque de volonté politique, de capacités et de moyens des institutions publiques haïtiennes, de la situation des droits humains et de la marginalisation de la paysannerie, de l’expérience de l’activité minière à Haïti ainsi que des précédents de la Newmont, notamment au Pérou [37], il est même prévisible que cette exploitation ne bénéficie pas à la population. L’activité minière cristallise les rapports inégalitaires de la mondialisation, entre de géants consortiums économiques privés, concentrés au Nord, d’un côté, et des pays du Sud souvent dépendants et exerçant très peu de contrôle sur leurs ressources naturelles, de l’autre. Au regard de l’histoire d’Haïti et de son insertion dans l’économie mondiale, d’une part, des caractéristiques de l’exploitation minière – activité intensive, extrêmement polluante, nécessitant beaucoup de terres et énormément d’eau, entrant ainsi en concurrence directe avec l’agriculture –, d’autre part, il est à craindre que l’exploitation des ressources minérales accentuent les tendances extractivistes du pays (voir plus loin).

Guerre aux paysans

Une étude d’Oxfam Amérique de 2012, évoquant à propos de la filière du riz haïtien, « l’incohérence des politiques agricoles et commerciales nationales », regrettait « l’ambivalence de la politique nationale concernant la promotion de la production et la consommation du riz national ». Et de se demander « si l’objectif principal de ces politiques haïtiennes est de promouvoir ou de punir la production nationale » [38] ? En réalité, les politiques agricoles et commerciales mises en œuvre en Haïti par les gouvernements et les institutions financières internationales, ces quarante dernières années, sont cohérentes avec le but qu’elles se sont, plus ou moins ouvertement, assign&am




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