Bonne lecture
PÉROU - La lutte contre les stérilisations forcées
Emma Gascó
mercredi 18 décembre 2013, mis en ligne par Dial
En 1998, DIAL s’était fait l’écho des débats et mobilisations contre le programme de stérilisations forcées conduit par le gouvernement d’Alberto Fujimori (1990-2000) [1] Fin 2012, le procès contre les responsables du programme a été rouvert. Article d’Emma Gascó paru dans le journal Diagonal le 7 mars 2013.
Entre 1996 et 1998, plus de 300 000 femmes ont été soumises à un programme de stérilisation forcée, sous le gouvernement de Fujimori. Le mouvement de femmes a réussi à freiner les stérilisations et à faire juger les responsables. Après avoir été reporté pendant des années, le procès a été rouvert, fin 2012.
Octobre 1995. Lors de la Quatrième conférence sur la femme, le comité péruvien a enregistré une participation inespérée, celle de l’unique chef d’État masculin présent à ce sommet : Alberto Fujimori. Le président péruvien était arrivé à Beijing avec son programme de Contraception chirurgicale volontaire (AQV en espagnol [2]) sous le bras et un sourire hollywoodien sur le visage. « Les femmes péruviennes doivent être maîtresses de leur destin » avait-t-il alors déclaré. L’État permettrait aux familles à faibles revenus d’accéder aux méthodes de planning familial dont jouissent les classes aisées. Il leur proposait de se réunir pour leur présenter le projet.
« Ce fut une grande mise en scène », se souvient l’avocate et sociologue féministe Giulia Tamayo. « Je dois aller à la réunion. Je vais lui faire savoir que je l’ai à l’œil et qu’il n’a pas intérêt à s’en prendre aux femmes indiennes », avait dit Hilaria Supa, une des leaders indiennes les plus respectées, représentante de la Fédération de femmes d’Anta. « Moi, je n’y vais pas » avait dit Tamayo. Le mouvement féministe qui, depuis des années, avait construit une coordination entre les femmes du secteur rural et les femmes du secteur urbain, était très impliqué dans la lutte pour la démocratie et la défense des droits de l’homme. Alberto Fujimori – actuellement en prison pour crimes contre l’humanité – avait réalisé un coup d’État contre lui-même, en 1992, et impulsé un vaste programme de privatisations et autres mesures néolibérales.
Peu après, Hilaria Supa a envoyé une cassette à Giulia Tamayo. Les enregistrements des femmes paysannes quechua dénonçaient qu’à un moment donné de l’entreprise de Fujimori, le V de l’AQV s’était perdu en route : il ne s’agissait plus de Contraception chirurgicale volontaire mais plutôt de Contraception chirurgicale obligatoire. Tamayo, fin 1995, a commencé à interroger des femmes qui avaient été stérilisées. Avec l’aide de Supa, elle s’est mise à interroger les femmes d’Anta et d’Ayacucho (dans les Andes) qui avaient été les premières à réagir « tout en sachant pertinemment qu’on pouvait les faire disparaître à tout moment ».
« J’ai découvert des chiffres éloquents prouvant que le fonctionnement était coercitif. Le rapport fait état de 250 cas, mais les témoignages étaient beaucoup plus nombreux » et touchaient tout le pays comme l’explique la chercheuse à Diagonal. Ce document, le premier en la matière, a donné lieu à un film documentaire intitulé Nada personal [Rien de personnel] et il a permis de mesurer l’envergure de ce programme.
Dans les zones les plus pauvres, les chiffres étaient plus élevés. Pour réaliser les quotas imposés à chaque centre médical, des festivals de ligature des trompes étaient organisés avec bal et feux d’artifice, soins dentaires et coiffeur gratuits. On promettait aux femmes les plus pauvres un dentier, des lunettes ou simplement quelques kilos de blé ou de riz que parfois on ne leur donnait même pas.
Les insultes racistes et les menaces étaient chose courante. « Aujourd’hui, au Pérou, seuls les riches peuvent avoir autant d’enfants ! ». Il arrivait que l’on traîne littéralement les femmes hors de chez elles en les menaçant de les étiqueter, elles et leur maris, comme terroristes. Car, en pratique, dans ce conflit armé qui a fait 69 280 victimes, être accusée de « terruca » [3] équivalait à une condamnation à mort. D’autres fois, les femmes ignoraient même qu’elles allaient être stérilisées. Juste après leur accouchement ou sous prétexte de les vacciner, elles étaient anesthésiées et opérées, ni vu ni connu. Et parfois même sans anesthésie. Après l’opération, elles ne bénéficiaient d’aucune attention médicale. Beaucoup de femmes ont eu des infections post-opératoires. On fait état de 18 femmes décédées des suites de ces opérations mais, vraisemblablement, elles sont beaucoup plus nombreuses. L’Étude pour la défense des droits de la femme [4] estime qu’entre 1996 et 1998, quelque 300 000 femmes ont été stérilisées et quelque 16 000 hommes ont subi une vasectomie. La plupart n’ont pas porté plainte pour ces faits. Actuellement il y a 2 086 dossiers en attente dans ce procès hors norme.
Briser le stigmate
La fertilité de la femme et la fertilité de la terre mère sont intimement liées dans la tradition quechua et aymara. Les femmes stérilisées ont eu à porter non seulement leur douleur personnelle mais aussi l’opprobre de leur communauté qui les répudiait car, du fait qu’elles étaient stériles, elles allaient aussi rendre la terre stérile. À Anta, Hilaria Supa et12 autres femmes, ont su retourner le stigmate. Elles ont associé la défense de leur corps à la défense du territoire. Elles ont revendiqué leur corps, leur identité indienne et la protection de la terre face aux agressions externes. Les femmes de Cuzco ont commencé à faire des rituels de guérison en utilisant les feuilles de coca et elles sont devenues des modèles pour les femmes des autres régions.
Pour Tamayo, tout le programme répondait à une logique économique : « C’était moins cher de stériliser les femmes que d’investir dans la contraception et l’éducation. C’était la façon la plus rapide de réduire les taux de mortalité maternelle et les taux de natalité qui étaient mal vus par la Banque mondiale et ne correspondaient pas aux critères de la modernité. Le taux de fécondité devait être réduit drastiquement. Et cela était pris en compte dans les négociations avec le Fonds monétaire international ». À cette époque-là, on renégociait le paiement de la dette et l’obtention de crédits or, dans une analyse néo-malthusienne des causes de la pauvreté, la démographie pèse lourd : il y avait trop de population et trop peu de ressources. Fujimori, professeur de mathématiques devenu dictateur, a fait ses comptes.
Depuis le milieu de l’année 1996, grâce au fait que quelques médias avaient publié les preuves que les stérilisations étaient obligatoires, les collectifs de femmes ont réussi à réduire le rythme des interventions. Ces dénonciations mettaient l’État dans une situation délicate face à ses financeurs, parmi lesquels, son principal pourvoyeur : l’Agence états-unienne pour le développement international (USAID).
La polémique a éclaté avec force en juin 1998, quand a été publié un reportage sur le cas de Mamérita Mestanza. Sa mort, des suites de l’opération, avait laissé sept orphelins. Devant l’ampleur des protestations, l’État péruvien a décidé de freiner les stérilisations et de détruire toutes les preuves de ce programme.
Réouverture du procès
Poursuivi par des scandales de violations des droits humains et de corruption, Fujimori a fui le pays en l’an 2000. Pour Tamayo, « les stérilisations sont comme la cerise sur le gâteau. Voilà que les gens qui croyaient s’en être bien tiré avec le conflit armé et n’avoir pas de disparus autour d’eux, découvraient qu’ils pouvaient fort bien compter une femme stérilisée dans leur famille ».
En 2003, devant la Cour interaméricaine des droits humains, l’État péruvien s’est engagé à réparer les torts causés aux victimes et à faire avancer les procès. D’après la Cour suprême, il pourrait s’agir d’un « génocide ». Quelques compensations, comme des prestations économiques et sanitaires ont bien été distribuées. Mais les procès, par contre, ont été reportés pendant des années jusqu’à ce qu’en novembre 2012, l’affaire mettant en cause les ministres de la santé, les huit hauts fonctionnaires et Fujimori lui-même a été ré-ouverte.
Cependant, d’après ce que déclare à Diagonal Gloria Cano, avocate des droits humains et représentante des femmes victimes, le cabinet du procureur chargé de l’instruction n’a pas été doté des moyens nécessaires : « Étant donné le nombre des victimes, il aurait fallu un procureur chargé exclusivement de l’affaire. Si l’Exécutif ne fait pas pression en créant une commission propre et en donnant des moyens appropriés, il sera très difficile de mener l’instruction à son terme ».
Hilaria Supa relaie la principale requête des victimes : « Que les faits soient dénoncés devant la justice, que la justice punisse aussi bien Fujimori que ses ministres ». D’après Tamayo, les reports des procès concernant les stérilisations forcées sont dus au fait que les structures fujimoristes demeurent intactes : « Aguinaga, qui fut le ministre de la santé sous le mandat duquel s’est développé le programme, est l’homme fort du Congrès. Ce sont tous ces intérêts auxquels on ne veut pas toucher ».
- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3263.
- Traduction de Michelle Savarieau pour Dial.
- Source (espagnol) : journal Diagonal, 7 mars 2013.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
Notes
[1] Voir DIAL 2231 - « PÉROU - Des mouvements de femmes interviennent dans le débat suscité par des stérilisations forcées » (16-30 juin 1998).
[2] Mis pour Anticoncepción quirúrgica voluntaria.
[3] Terrucos : nom donné aux partisans du Sentier lumineux qui, à l’époque sévissait surtout dans la région d’Ayacucho – NdT.
[4] Le titre original est : Estudio para la defensa de los derechos de la mujer.