DIAL 3484 - La crise continue... (Nouvelle saison)
PÉROU - Justice, continuisme et impasses politiques
Anahí Durand
mercredi 27 février 2019, mis en ligne par Dial
2018 a été une année chargée en rebondissements politiques et judiciaires au Pérou, et 2019 semble emprunter la même voie. Ce texte d’Anahí Durand, publié sur le site de la revue Ojo zurdo début janvier 2019 donne quelques clés de lecture des évolutions.
3 janvier 2019.
En janvier 2018, la tentative d’impeachment contre le président Pedro Pablo Kuczynski et la grâce accordée illégalement à Alberto Fujimori ont marqué le début d’une année intense avec les enquêtes entourant l’affaire « Lava Jato », dans laquelle sont impliquées des figures politiques comme Alejandro Toledo, Alan García, Ollanta Humala, Pedro Pablo Kuczynski (PPK), Keiko Fujimori et Susana Villarán pour l’octroi de financements pharaoniques et de pots-de-vin par l’entreprise Odebrecht. C’est ainsi qu’est née une situation de crise qui devait conduire à la démission de PPK, à la prestation de serment de Martin Vizcarra comme président, à la tenue d’un référendum sur la révision de quelques articles de la Constitution, en plus de la débâcle du fujimorisme après la détention de sa chef.
- Photo : Joan Cabrera
Il ne s’agit donc pas là d’une crise circonstancielle. L’implication des trois pouvoirs de l’État dans une spirale de dépôts de plaintes, de délations contre récompense, d’enregistrements audio et d’accusations a mis au jour l’utilisation de l’appareil d’État pour commettre des délits et assurer l’impunité à leurs auteurs. Il s’agit d’une crise de régime qui porte atteinte à la gouvernance néolibérale imposée après l’auto-coup d’État de 1992 et légitimée par la Constitution de 1993. Dans ces circonstances, Vizcarra a pris l’initiative en défiant le Parlement à majorité fujimoriste et en organisant un référendum national avec un large soutien de la population, appuyé aussi par les groupes de pouvoir économiques soucieux de sauver un modèle économique qui leur est avantageux. Mais alors qu’on semblait entrer dans une phase de normalisation, la décision prise par le contesté procureur général, Pedro Chavarry, avec l’aval des partisans de Fujimori et de l’aprisme [1], de retirer aux procureurs José Domingo Pérez et Rafael Vela les enquêtes relatives à l’affaire « Lava Jato » a réactivé la crise. Il convient donc d’analyser ce moment politique en examinant en profondeur les liens entre le monde politique et la justice, et les possibilités qui existent d’effectuer les transformations nécessaires pour en finir avec des impasses qui constituent un frein à une plus grande participation des citoyens.
L’affaire « Lava Jato » : quand le judiciaire est politique (et inversement)
Depuis que l’affaire « Lava Jato » a été dévoilée, et plus encore lorsque sont sortis au grand jour les enregistrements audio de juges et magistrats en train de négocier les peines infligées, le pouvoir judiciaire a joué un rôle central dans la crise politique. La population, lasse de subir la corruption généralisée et l’inefficacité du pouvoir judiciaire, s’en est principalement prise aux autorités judiciaires qui garantissaient l’impunité aux politiques et aux chefs d’entreprise corrompus. Paradoxalement, cette même population s’est aussi identifiée à certains juges et procureurs qui su faire preuve de fermeté face aux puissants en envoyant en prison préventive Keiko Fujimori elle-même ou en interdisant à Alan García de sortir du territoire.
L’ampleur de la crise révélée au sein du Conseil national de la magistrature (CNM), organe chargé de nommer les juges et procureurs, et l’indignation croissante de la population ont clairement indiqué que le pouvoir judiciaire était incapable de se réformer. En conséquence, la sortie de crise était à chercher du côté du pouvoir politique : premièrement le Congrès de la République, seule instance habilitée à destituer les juges et procureurs au plus haut niveau, deuxièmement l’exécutif et en particulier le président Vizcarra. S’agissant du pouvoir législatif, bien qu’il y ait urgence à restructurer le CNM, la majorité parlementaire fujimoriste et ses alliés de l’APRA ont tout fait pour empêcher le changement parce qu’ils étaient attachés aux mêmes intérêts. Seule la pression populaire a permis de conclure à l’incapacité des membres du CNM et des juges suprêmes, mais rien n’a pu être intenté contre le procureur de la nation Pedro Chavarry impliqué dans des affaires de narcotrafic. Concernant le pouvoir exécutif, Vizcarra a adressé au Congrès un projet de loi destiné à remplacer le CNM par une Junte national de justice (JNJ), projet qu’il a en outre soumis à référendum. Après l’approbation, à la majorité, du projet de JNJ lors du référendum, ce problème politico-judiciaire semble pour le moins en voie de règlement.
L’autre problème politico-judiciaire se rapporte à l’affaire « Lava Jato » et à ce qui s’est passé avec les procureurs Rafael Vela et José Domingo Pérez, qui ont mené avec compétence les enquêtes visant des figures politiques comme Keiko Fujimori et les ex-présidents Humala et García, impliquées dans des pots-de-vin et des financements occultes de l’entreprise Odebrecht. La progression des enquêtes et l’accord conclu avec les autorités brésiliennes ont amené Pedro Chavarry à s’intéresser aux deux procureurs, et à leur retirer le dossier « Lava Jato » avec, pour commencer, l’aval de ses alliés politiques apristes et fujimoristes. Le retrait de Pérez et Vela a suscité l’indignation populaire, avec la mobilisation de milliers de personnes le matin même du nouvel an. Le pouvoir politique a dû intervenir une fois de plus. D’un côté, Vizcarra a déposé un projet de loi en faveur de l’intervention du ministère public ; de l’autre côté, les apristes et fujimoristes se sont démarqués de Chavarry en lui demandant de démissionner. Une fois encore face à la pression populaire, les procureurs Pérez et Vela ont été rétablis dans leurs fonctions, mais Chavarry demeure en place et la junte de juges suprêmes reste dominé par des personnages liés aux mafias avec le soutien de la majorité parlementaire.
Au Pérou, la crise « Lava Jato » a monté que l’indépendance des pouvoirs, un des piliers de la démocratie libérale, est extrêmement poreuse et précaire. Et cela non pas tant parce qu’aujourd’hui le pouvoir exécutif doit intervenir sur un système judiciaire en faillite que parce que, pendant des décennies, la gouvernance néolibérale s’est appuyée sur une structure bien organisée de liens entre le politique et le judiciaire. De cette façon, le groupe qui se saisissait du pouvoir exécutif le faisait pour concrétiser des opérations de marchandage et corruption et accorder des faveurs en retour, le Parlement œuvrant à faciliter l’adoption des lois et le pouvoir judiciaire à garantir l’impunité. Dans la crise actuelle, le judiciaire est politique et la population qui se mobilise massivement contre la corruption exprime par cette indignation son légitime malaise à l’égard de la classe politique. Cependant, il est important d’analyser les conséquences des liens entre le politique et le judiciaire dénoncés par les mobilisations, en prenant en considération la charge moraliste et punitive avec laquelle le judiciaire imprègne la sphère publique et sa capacité d’instaurer des formes de jugement et de sanction contre des actions et des délibérations qui devraient se maintenir dans le cadre des antagonismes, négociations et consensus propres au champ politique.
Réforme politique et impasses persistantes
Au cœur de cette crise de régime se dessinent des voies de solution, certaines à la recherche d’une stabilisation conservatrice et d’autres apostant pour des changements plus profonds. Toutefois, ces chemins possibles vers une sortie de crise devront faire face à des impasses persistantes. Il convient de préciser que le terme « impasse » renvoie ici à une situation sans issue apparente à court terme, une temporalité ambiguë dans laquelle il semble que les dynamiques de changement se sont arrêtées et que les inerties accumulées dans le passé ont pris leur place et empêchent d’entrevoir le moindre dénouement à l’horizon [2].
Actuellement, les possibilités de changement se heurtent à une impasse politique persistante dont la première dimension est éminemment parlementaire. Cette institution, la plus discréditée aux yeux des Péruviens, reste celle qui doit approuver des réformes importantes, y compris les opérations de réforme politico-institutionnelles confiées à la commission de haut niveau. Le président Vizcarra, qui s’emploie à terminer son mandat en 2021, affronte fréquemment le Congrès, sans être toutefois prêt à le limoger parce qu’il gagne plus à conserver cette instance comme son principal opposant. Vizcarra préfère essayer de démanteler la majorité fujimoriste en faisant alliance avec l’actuel président du Congrès, Daniel Salaverry. De son côté, la gauche – présente au parlement avec Nuevo Perú et Frente Amplio –, incapable d’impulser une dynamique propre, s’est elle aussi installée dans l’impasse et peu de possibilités s’offrent à elle pour proposer une quelconque réforme d’importance compte tenu de sa position minoritaire. Et même si la plus grande partie de la population préférerait le limogeage du Congrès, la mobilisation populaire est, pour l’instant, trop faible et les partenaires sociaux se trouvent trop fragmentés pour revendiquer une destitution qui mettrait fin à la stabilité décadente qui prend appui sur le parlementarisme.
D’autre part, l’impasse a aussi une dimension constitutionnelle. Les forces politiques qui critiquent le modèle ont souligné la nécessité de chercher des solutions de fond à la crise du régime, en alertant sur les intentions normalisatrices de Vizcarra qui cherche à protéger les intérêts du pouvoir économique en entamant une nouvelle phase de gouvernance néolibérale. Des actions comme la promulgation récente de la Politique nationale pour la compétitivité et la productivité, clairement dommageable pour les travailleurs, témoignent de ce continuisme. Face à cela, la demande d’une nouvelle constitution a gagné du terrain et fait l’objet d’un plus large consensus entre les groupes de gauche, les organisations syndicales et les partenaires sociaux, de sorte que cette demande n’apparaît plus si lointaine. Mais bien que la majorité des forces politiques qui s’accommodent du statu quo (Acción Popular, Guzmán, Vizcarra, entre autres) reconnaissent que la crise dépasse désormais le cadre constitutionnel, elles ne se risquent pas à envisager un changement global, de crainte de fragiliser ce qui fait le cœur même du modèle consacré dans une conjoncture économique favorable aux groupes de pouvoir qu’elles représentent. Elles cherchent ainsi à compartimenter le corps constitutionnel en différents segments, dont certains pourraient être réformés et d’autres non, comme s’il ne s’agissait pas d’une unité qui incarne en fait un pacte social revêtant un sens historique.
Pour l’instant, les acteurs politiques de l’establishment, dont Vizcarra, semblent décidés à rester dans l’impasse jusqu’en 2021, convaincus que les élections trancheront entre les différentes solutions... Il appartient aux forces politiques qui luttent pour transformer le modèle de sortir de l’enlisement apparent et de reconnaître que la crise est toujours ouverte et que l’on peut empêcher la recomposition des élites qui refusent d’abandonner leurs privilèges. Ne pas se résigner à l’immobilisme, en lançant des initiatives qui remettent en question les consensus apparents et qui dégagent une majorité sociale et politique pour impulser des solutions porteuses de démocratie, tel est l’un des principaux défis à relever.
Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3034.
Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
Source (espagnol) : revue Ojo zurdo, 3 janvier 2019.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] L’Alliance populaire révolutionnaire américaine, aussi nommée Parti apriste péruvien, est actuellement dirigée par Alan García, qui a été deux fois président du pays (1985-1990 et 2006-2011) – note DIAL.
[2] Colectivo Situaciones, Inquietudes en el impasse, Buenos Aires, Ediciones Tinta Limón, 2009, 64 p.