éQUATEUR - « Un moyen de communication ne peut pas toujours être neutre ou impartial »
Paolo Moiola
jeudi 27 avril 2017, mis en ligne par Dial
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Ce texte de Paolo Moiola, publié par Noticias Aliadas le 19 février 2017 nous amène à la découverte d’une station de radio pas comme les autres, Radio Sucumbíos [1].
Radio Sucumbíos, station communautaire, populaire et éducative, célèbre cette année ses 25 ans, 25 ans consacrés à aborder dans ses émissions différentes problématiques sociales.
À Nueva Loja, capitale de la province nord-orientale de Sucumbíos, à côté de l’entrée principale de Radio Sucumbíos, face à un petit jardin, se trouve un grand mural coloré avec sept visages, dont cinq d’ethnies autochtones (kichwa, siekopai, cofán, shuar, siona), un africain et un autre qui représente les paysans métis. Le mural montre le sens de la philosophie et l’objectif de la radio : « Nous travaillons pour l’interculturalité ».
La radio a vu le jour en 1992 sous l’impulsion de Mgr Gonzalo López Marañón, alors vicaire apostolique de cette province. À l’époque Sucumbíos avait peu de voies de communication et ses habitants – Indiens et gens venus d’ailleurs – de rares possibilités de contact.
Au fil des ans, la province a beaucoup changé. L’économie pétrolière a transformé, souvent en pire, toute la région amazonienne. Il existe aujourd’hui dans la province quelque 30 stations émettrices, mais Radio Sucumbíos couvre un territoire plus vaste que les concurrentes. Elle fait partie des réseaux d’ALER (Association latino-américaine d’éducation radiophonique) et de CORAPE (Coordination de moyens communautaires populaires et éducatifs de l’équateur), dans lesquels confluent de nombreuses stations émettrices qui partagent trois caractéristiques : elles sont communautaires, populaires et éducatives. Cette année la radio du Vicariat célèbre 25 ans de réussites mais aussi de conflits amers.
Marilú Capa Galarza, journaliste, coordinatrice d’information et directrice du radio-journal « El Comunicador » (« Le Communiquant ») est notre guide pour la visite du local de la radio. Dans l’espace de presse sont notées sur un grand tableau les tâches de la semaine ; dans une pièce contiguë un autre tableau affiche la liste des entrevues. À Radio Sucumbíos travaillent au total 14 personnes, mais il y a quelques années encore, elles étaient 23.
« Nous sommes trois journalistes plus deux autres collaborateurs dans les cantons voisins de Shushufindi et Orellana », explique-t-elle.
La radio des gens
Sur un mur sont accrochées des dizaines de photos et Capa, avec patience, évoque les plus significatives.
« Cette radio ne nous appartient pas : c’est une radio des gens. Cela est démontré par le fait que dans tous les conflits que nous avons eus les ciotyens nous ont défendus », commente-t-elle, en se dirigeant vers les grandes archives où sont gardés, en ordre parfait, disques vinyles, CD, cassettes VHS, cassettes audio, instruments techniques désormais obsolètes.
Pilar Guarnizo, directrice de « Rostros y Rastros » [Visages et Traces], un programme du samedi, est en train de travailler dans un studio d’enregistrement.
« Nous parlons de personnages de l’histoire et de personnes d’aujourd’hui qui ont réalisé un travail important dans le domaine des droits humains et de la défense de l’environnement. Par essence, c’est une émission éducative », explique Guarnizo.
Dans un autre studio est en cours de transmission « La Trocha » [le Sentier], un programme de divertissement dirigé par Miguel Angel Rosero et débordant d’énergie et d’enthousiasme.
À côté de la console, une grande affiche en kichwa : « Alli Shamushka Kai Anki Sucumbiosma » ou « Bienvenue à Radio Sucumbíos ». L’exploration de l’interculturalité est clairement un des mérites de cette radio de Nueva Loja.
Germán Tapuy est un jeune Indien qui s’occupe du programme en kichwa appelé Jatarishunchik [Levons-nous] qui est diffusé du lundi au samedi de 4 heures à 5 heures 30 du matin. « J’aborde les questions les plus diverses » explique-t-il. « Tout ce qui intéresse les cinq nationalités indiennes qui vivent dans cette province ».
Les fins de semaine, il y a aussi un programme destiné au peuple afro-équatorien intitulé « Voces y Jolgorio » [Cris et tapage], dirigé par Antonio Guerrero. « Bien qu’il y ait seulement quelques milliers de descendants d’Africains [dans la province], nous avons décidé qu’il était important de leur faire une place aussi », explique Capa.
« Nous sommes une radio inclusive », confirme Amado Chávez, directeur de programmation, qui évoque aussi son programme, « Machetes y Garabatos » [Machettes et Sarcloirs], dans lequel « nous traitons des questions très pratiques : cultures agricoles, élevage, pisciculture ».
Lutte politique et économique
En octobre 2010, quand Mgr López se retira après avoir atteint l’âge limite, le Vatican le remplaça par le prêtre argentin Rafael Ibarguren Schindler, membre de la congrégation ultraconservatrice Les Hérauts de l’évangile, nomination qui entraîna chaos et divisions fortes entre le clergé et la population de cette province amazonienne [2]. Cela eut aussi de graves conséquences pour Radio Sucumbíos.
La situation explosa avec l’occupation de Radio Sucumbíos par la police en mai 2011, qui connut un écho international. Après divers évènements et retournements de situation, en novembre 2013 le pape François a mis fin à l’incident en nommant un nouveau vicaire apostolique, Mgr Celmo Lazzari.
Les évènements difficiles vécus par la radio entre fin 2010 et début 2012 sont restés gravés dans la mémoire de Víctor Gómez Barragán, devenu directeur de Radio Sucumbíos en juin 2015.
« Les Hérauts voulaient une radio qui, au lieu de suivre les marches paysannes, les mobilisations civiles, les manifestations populaires, les problématiques de genre, suivent seulement les messes et transmettent seulement des prières. C’est-à-dire ne pas parler d’un Dieu vivant qui est sur le terrain, aux côtés des pauvres et des Indiens. Ils voulaient renvoyer tout le personnel et faire fonctionner la radio avec seulement trois bénévoles », raconte-t-il.
La radio a résisté mais le prix payé a été très élevé. La lutte religieuse entre les Carmes déchaux –réunis au sein de qui est nommé l’église de Saint Michel de Sucumbíos (ISAMIS) – et les Hérauts se transforma vite en lutte politique et économique. Avec des factions et des divisions, jusque dans les familles et parmi les amis.
« Beaucoup de ces blessures sont encore à vif » reconnaît Gómez, qui a cependant d’autres préoccupations à l’heure actuelle. « Nous avons toujours dû faire face à des difficultés économiques. Mais maintenant la situation s’est aggravée à cause de la crise qui, depuis 2015, s’est abattue sur le pays. La première conséquence a été la réduction de la publicité provenant d’entités gouvernementales et d’entreprises privées. En outre, étant donné que nous sommes situés dans une zone pétrolière, la chute du prix du brut a entraîné la fermeture de nombreuses entreprises locales, la diminution du commerce et en conséquence celle des investissements publicitaires ».
« Il est devenu très difficile de soutenir un projet de communication comme celui de Radio Sucumbíos », déclare-t-il. « Si l’appui de quelques entités non gouvernementales n’arrive pas, nous pourrons seulement survivre avec la réduction du personnel et des programmes. Nous ne voulons pas que cela survienne, parce que nous nous transformerions en une radio parmi tant d’autres qui offrent seulement de la musique et de temps en temps un programme, sans aucun intérêt pour les problématiques sociales et communautaires ».
Et cela remettrait en question la devise qui a guidé Radio Sucumbíos durant ces 25 premières années de vie : faire du journalisme socialement engagé.
« S’il y a une fuite de pétrole, nous la dénonçons immédiatement. Nous ne nous compromettons pas avec le pouvoir, qu’il soit politique ou économique. Un moyen de communication ne peut pas toujours être neutre ou impartial. Quand il y a violation d’un droit humain, quand il y a un désastre environnemental, nous devons prendre parti. Et Radio Sucumbíos s’est toujours placée du côté du peuple, des paysans, des Indiens ».
- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3409.
- Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
- Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 19 février 2017.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Dial avait publié il y a juste 10 ans un autre texte consacré à une radio, au Nicaragua cette fois, baptisé « Palabra de Mujer » [Paroles de Femme] : DIAL 2918 - « NICARAGUA - Paroles de femmes depuis le « nombril » du Nicaragua, première partie » et 2923 - « NICARAGUA - Paroles de femmes depuis le « nombril » du Nicaragua, deuxième partie ».
[2] Voir DIAL 3155 - « éQUATEUR - « Hiver ecclésial » en Amazonie équatorienne » – note DIAL