DIAL 3382 - Dossier « Gauches critiques »

BOLIVIE - Quelques réflexions, autocritiques et propositions sur le processus de changement

Pablo Solón

mardi 20 septembre 2016, mis en ligne par Dial

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Les choix politiques et l’évolution des gouvernements de gauche au pouvoir depuis une quinzaine d’années en Amérique du Sud font l’objet de critiques fournies de personnalités et de mouvements situés eux aussi à gauche de l’échiquier politique. C’est le cas de personnes ayant elles-mêmes jouées un rôle politique dans un premier temps – comme Alberto Acosta [1] en Équateur, ou ici Pablo Solón – ou d’organisations – comme la CONAIE en Équateur [2] – ayant d’abord soutenues le gouvernement. Une des critiques récurrentes concerne l’accélération de l’extractivisme par les gouvernements qu’Eduardo Gudynas qualifie pour cette raison de « gauche marron » [3], le respect des populations affectées, souvent des communautés indiennes, ou de l’environnement passant alors nettement au second plan [4]. S’ils ont adopté une série de nouvelles mesures et mis en place différents programmes sociaux, les gouvernements progressistes maintiennent cependant globalement inchangé le modèle économique en place basé sur des exportations massives de matières premières, augmentant ainsi leur dépendance au marché mondial et aux fluctuations des prix. La récente chute des prix du pétrole et d’autres matières premières place d’ailleurs ces gouvernements dans une situation difficile dont l’issue est souvent à nouveau recherchée du côté d’une accélération de l’extractivisme pour compenser la baisse des revenus extractivistes…

Les deux textes de ce dossier « Gauches critiques » ont été rédigés par le Bolivien Pablo Solón [5] et l’Uruguayen Eduardo Gudynas. Ce premier texte a été publié par l’auteur sur son blog le 25 février 2016, quelques jours après le référendum constitutionnel du 21 février sur la rééligibilité du président et vice-président actuels lors des élections de 2019.


Que s’est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-il arrivé au processus de changement qui, il y a plus de 15 ans, conquit sa première victoire avec la guerre de l’eau ? Pourquoi un conglomérat de mouvements qui voulaient changer la Bolivie a-t-il fini piégé dans un référendum pour que deux personnes [6] puissent être rééligibles en 2019 [7] ?

Affirmer que tout cela est l’œuvre de la conspiration impérialiste est absurde. L’idée du référendum pour la réélection n’est pas partie de la Maison blanche mais du Palacio Quemado. Cela dit, il est clair que l’impérialisme et toute l’extrême droite profitent de cette grave erreur que fut la convocation à un référendum pour permettre la réélection de deux personnes.

Le référendum n’est pas la cause du problème mais un autre de ses tragiques épisodes. Le processus de changement suit un mauvais chemin et il est nécessaire de réfléchir bien au-delà des scandales de corruption et des mensonges qui, bien qu’importants, ne sont jamais que la partie émergée de l’iceberg.

J’ai quitté le gouvernement il y a quatre ans et demi et depuis j’ai cherché à comprendre ce devenir. Ce qui se passe en Bolivie n’est pas quelque chose d’unique. Depuis le début du siècle passé, différents mouvements révolutionnaires, de gauche ou progressistes, sont arrivés au gouvernement dans différents pays du monde et, malgré le fait que plusieurs d’entre eux aient réalisé d’importantes transformations, pratiquement tous ont fini récupérés par les logiques du capitalisme et par le pouvoir.

De manière forcément fragmentaire, je voudrais ici partager quelques idées, autocritiques et propositions qui, je l’espère, pourront contribuer à retrouver les rêves d’un processus de changement qui est très complexe et qui n’est la propriété d’aucun parti ou dirigeant.

I. La logique du pouvoir s’est emparée du processus de changement

Les activistes de gauche au gouvernement parlent généralement du danger de la droite, de l’impérialisme et de la contre-révolution, mais ils ne mentionnent presque jamais le danger que représente le pouvoir lui-même. Les dirigeants de gauche croient qu’en étant au pouvoir, ils pourront transformer la réalité du pays et ils ne sont pas conscients que ce pouvoir finira aussi par les transformer eux-mêmes.

En général, au début d’un processus de changement, le nouveau gouvernement promeut – par voie constitutionnelle ou insurrectionnelle – la réforme ou la transformation des vieilles structures de pouvoir de l’État. Ces changements, aussi radicaux qu’ils soient, ne seront jamais suffisants pour éviter que les nouveaux gouvernants ne soient cooptés par la logique du pouvoir qui est présente, tant dans les structures de pouvoir réactionnaires que dans les structures de pouvoir révolutionnaires. L’unique option pour éviter qu’un processus de changement succombe se situe hors de la sphère de l’État : elle réside dans la force, l’indépendance vis-à-vis du gouvernement, l’autodétermination et la mobilisation créative des organisations sociales, des mouvements et des différents acteurs sociaux qui ont donné naissance à ces transformations.

Dans le cas bolivien, qui comparativement à d’autres processus de changement était très privilégié du fait de la forte présence d’organisations sociales vigoureuses, une de nos erreurs la plus grave a été d’affaiblir les organisations sociales en intégrant dans les structures de l’État une grande partie de ses dirigeants qui ont fini exposés aux tentations et à la logique du pouvoir. Avant de coopter toute une génération de dirigeants, il aurait fallu former de vraies équipes pour gérer les fonctions clefs de l’État. Octroyer sièges syndicaux, promotions, postes et avantages aux organisations sociales à l’origine du processus de changement a favorisé une logique clientéliste et prébendière. Nous aurions dû à l’inverse renforcer l’indépendance et la capacité d’autodétermination des organisations sociales pour qu’elles soient un véritable contre-pouvoir qui propose et nous contrôle nous qui étions devenus des bureaucrates de l’État. Le véritable gouvernement du peuple n’est pas, et ne sera jamais, dans les structures de l’État.

Nous avons continué avec une structure hiérarchique étatique du passé sans impulser une structure plus horizontale. Le concept du « chef » ou du « grand-chef » a été, dès le départ et sans aucun doute, une très grave erreur. Le culte de la personnalité n’aurait jamais dû être entretenu.

Au début, nombre de ces erreurs ont été commises sous la pression des circonstances et du fait même de la méconnaissance quant à la façon d’administrer un appareil d’État de manière différente. À notre inexpérience se sont ajoutés la conspiration et le sabotage de la droite et de l’impérialisme qui a obligé à serrer les rangs, très souvent de manière a-critique (cas Porvenir [8], négociation d’articles de la Constitution politique de l’État, etc.). Les succès et victoires contre la droite, loin d’ouvrir une nouvelle étape pour reconduire le processus et identifier nos erreurs, ont accentué les tendances les plus caudillistes et centralistes.

La logique du pouvoir est très similaire à la logique du capital. Le capital n’est pas une chose, mais un processus qui n’existe que tant qu’il génère plus de capital. Le capital qui n’est pas investi et qui ne produit pas de profit est un capital qui sort du marché. Pour exister, le capital doit être en croissance permanente. La logique du pouvoir opère de la même façon. Sans que tu t’en rendes compte, la chose la plus importante au sein du gouvernement devient rapidement de trouver les moyens de te maintenir au pouvoir et d’acquérir plus de pouvoir pour assurer ta continuité au pouvoir. Les arguments de cette logique qui met en avant la permanence au pouvoir et son expansion à tout prix sont extrêmement convaincants et nobles : « si nous n’avons pas la majorité absolue au Congrès, la droite boycottera à nouveau le gouvernement », « plus nous contrôlons de départements, mieux peuvent être exécutés les plans et projets », « la justice et d’autres fonctions de l’État doivent être au service du processus de changement », « peut-être veux-tu que revienne la droite », « que deviendra le peuple si nous perdons le pouvoir… »

Si l’erreur originelle du processus de changement a été de nous croire « le gouvernement du Peuple », le début d’inflexion du processus de changement remonte au deuxième mandat présidentiel. En 2010, nous avons obtenu plus des deux tiers des sièges du parlement et nous disposions de l’énergie suffisante pour progresser réellement vers une transformation de fond basée sur le Vivre bien. C’était le moment de renforcer, plus que jamais, le contre-pouvoir des organisations sociales et de la société civile afin de limiter le pouvoir de ceux qui étaient, comme nous, au gouvernement, au parlement, à la tête des départements et des municipalités. C’était le moment de s’efforcer de promouvoir de nouveaux leaderships et des activistes créatifs pour nous remplacer parce que les dynamiques du pouvoir allaient nous broyer.

Cependant, c’est tout le contraire qui a été fait. On a centralisé encore plus le pouvoir des chefs, on a transformé le parlement en appendice de l’exécutif, on a continué à favoriser le clientélisme des organisations sociales, on est arrivé jusqu’à l’extrême de diviser certaines organisations indiennes et on a essayé de contrôler le pouvoir judiciaire par des manœuvres grossières qui ont fait échouer le projet de disposer d’une Cour suprême de justice idoine, indépendante et élue pour la première fois de l’histoire.

Au lieu d’encourager des esprits libres qui stimulent les débats dans tous les espaces de la société civile et dans l’État, on a censuré et poursuivi ceux qui étaient en désaccord avec les positions officielles. On est tombé dans un entêtement absurde à justifier l’injustifiable comme Chaparina [9] et à chercher à réduire à néant à tout prix la victoire des Indiens et autres citoyens qui avaient fait reculer le projet de route par le TIPNIS [10]. Ce contexte, dans lequel la complaisance était récompensée et la critique traitée comme la peste, a encouragé le contrôle des moyens de communication par diverses méthodes, a sapé l’émergence de nouveaux dirigeants et renforcé le mensonge selon lequel le processus de changement de millions de gens dépendait de quelques-uns.

La logique du pouvoir avait capturé le processus de changement et le plus important est devenue la seconde réélection, et désormais la troisième réélection.

II. Les alliances qui ont miné le processus

Tout processus de transformation sociale écarte certains secteurs, en catapulte d’autres et en engendre de nouveaux. Dans le cas bolivien, le processus de changement a signifié, au début, la mise à l’écart d’une classe moyenne technocratique et d’une bourgeoisie parasitaire de l’État qui, durant des décennies, ont occupé à tour de rôle le gouvernement et qui disposaient toujours de proches dans les structures de pouvoir pour obtenir des appels d’offres publics, des expertises, des concessions, des contrats, des terres et autres avantages.

En 2006 ce secteur a été écarté et quoique plusieurs de ses membres aient continué à occuper des fonctions étatiques, ils n’avaient désormais plus le pouvoir d’avant pour faire des affaires et des arrangements avec l’État. Dans le pays une lutte très dure a commencé entre, d’un côté, les secteurs sociaux précédemment dominants qui avaient été écartés ou qui craignaient de perdre leurs privilèges (propriétaires fonciers, agro-industriels et entrepreneurs) et, de l’autre côté, les secteurs sociaux émergents : Indiens, paysans, travailleurs et une classe moyenne populaire très composite. Les oligarques de la région orientale ont développé avec habileté un discours d’« autonomies » pour gagner l’appui de secteurs de la population et la confrontation nous a conduit au bord d’une guerre civile. Finalement, grâce à la mobilisation sociale et au référendum révocatoire [11], les secteurs les plus réactionnaires ont été mis à l’écart. Cependant, malgré sa déroute, cette oligarchie a obtenu quelques victoires partielles avec les amendements au texte constitutionnel qui, à ce moment-là, paraissaient mineurs par rapport au fait qu’on allait enfin disposer de la Constitution de l’État plurinational de Bolivie. À ce moment a commencé une politique d’alliance néfaste qui a vidé de son esprit le processus de changement.

Les dirigeants du gouvernement qui avaient déjà commencé à être prisonniers de la logique du pouvoir ont opté pour une stratégie qui a été de pactiser avec les représentants économiques de l’opposition tout en poursuivant ses leaders politiques. Carotte économique et bâton politique !

Ainsi, peu à peu, les objectifs de la révolution agraire ont été vidés de leur contenu. La grande majorité des propriétaires fonciers d’avant 2006 n’a pas été touchée. On a mis l’accent sur la clarification et l’attribution de titres fonciers, ce qui a favorisé majoritairement les Indiens et les paysans, mais on n’a pas procédé au démantèlement du pouvoir des grands propriétaires fonciers. Dans ce contexte a été conclue une alliance avec le secteur le plus important des agro-entrepreneurs : les exportateurs de soja transgénique à qui l’on a permis de continuer et d’augmenter leur production d’OGM. Le soja transgénique qui, en 2005, ne représentait que 21% de la production de soja en Bolivie, a atteint les 92% en 2012. On a différé le contrôle du respect de la fonction économique et sociale des grandes propriétés qui aurait conduit à leur expropriation et à leur réattribution, les déboisements illégaux de forêts ont été pardonnés et on a encouragé l’extension de la déforestation au bénéfice principal des agro-exportateurs.

Ces alliances qui, avant 2006, auraient été inconcevabes furent justifiées en disant que, de cette manière, on fracturait l’opposition de Santa Cruz [12], on rendait possible que le bon accueil du gouvernement dans les villes de l’est, et l’on évitait une polarisation comme au Venezuela, car les secteurs économiques de l’opposition de droite considéreraient qu’il valait mieux de ne porter atteinte à la stabilité du gouvernement.

Cette politique d’alliances pour stabiliser et consolider « le gouvernement du peuple » a concerné presque tous les secteurs du pouvoir économique. La bourgeoisie financière qui, depuis le début, a été traitée avec des gants blancs pour éviter le risque d’une fuite des capitaux, comme au temps de l’UDP [13], a été l’une de celles qui en a le plus profité. Les profits du secteur financier bolivien sont passés de 43 millions de dollars en 2005 à 283 millions de dollars en 2014. Quelque chose de similaire est advenu avec le secteur minier privé transnational, qui malgré quelques nationalisations, a maintenu, tout au long des dix dernières années, une participation de 70% aux exportations. Selon le ministre des finances lui-même, les profits du secteur privé ont atteint 4 111 millions de dollars en 2013.

Le processus de changement avait non seulement été capturé par la logique du pouvoir, les secteurs patronaux de droite avaient aussi commencé à le miner de l’intérieur.

III. Les nouveaux riches

Ces politiques d’alliance avec l’ennemi n’auraient pas été possibles si une transformation de la base sociale du processus de changement ne s’était pas aussi opérée. Dans presque tous les processus révolutionnaires de ce siècle et du siècle passé, après un processus de confrontation avec les vieux secteurs écartés, surgit au sein même du processus révolutionnaire des groupes de nouveaux riches et de nouveaux bureaucrates qui veulent jouir de leur nouveau statut et qui, pour ce faire, s’allient avec des secteurs des anciens riches. L’amélioration des conditions de vie de quelques secteurs et en particulier de quelques groupes de dirigeants ne conduit pas nécessairement à une plus grande conscience, bien au contraire. La seule manière de contrer ces nouveaux riches et ces nouvelles classes moyennes d’origine populaire repose là encore dans l’existence de fortes organisations sociales. Cependant, quand celles-ci sont affaiblies et cooptées par l’État, il n’existe plus aucun contrepoids à ces nouveaux secteurs du pouvoir économique qui commencent à avoir une influence déterminante dans la prise de décisions.

Au début du second mandat du gouvernement, en 2010, il était clair que le grand danger pour le processus de changement n’était pas extérieur mais dans les dirigeants et les nouveaux groupes de pouvoir qui étaient en cours de formation dans les municipalités, les départements, les entreprises d’État, la fonction publique, les forces armées et les ministères. La répartition de la rente gazière entre toutes ces institutions a ouvert une opportunité incroyable pour faire des petites et des grandes affaires de toutes sortes. Dans les hautes sphères, on était conscients du danger mais des mécanismes efficients de contrôle interne et externe à l’appareil d’État n’ont pas été mis en place au moment opportun. La logique dominante est devenue celle des chantiers et encore des chantiers pour gagner plus de popularité et obtenir ainsi la réélection. De nouveaux secteurs de pouvoir économique constitués de dirigeants politiques et syndicaux et de bénéficiaires des contrats publics ont ainsi commencé à gravir les échelons sociaux grâce à l’État. À ceux-là se sont ajoutés des secteurs de commerçants, contrebandiers, membres des coopératives minières, producteurs de feuille de coca, transporteurs et autres groupes qui ont obtenu une série de concessions et de bénéfices du fait qu’ils représentaient d’importantes masses électorales.

Le problème du processus de changement est plus profond qu’il n’apparaît. Il ne s’agit pas seulement de graves erreurs commises par des individus ou de scandales de corruption dignes d’une série télévisée, mais du fait qu’il y a maintenant une bourgeoisie émergente et une classe moyenne populaire, chola [14], aymara et quechua qui cherchent désormais à poursuivre leur processus d’accumulation économique.

Pour recentrer le processus de changement il faut revigorer les anciennes organisations sociales et en créer de nouvelles. Aujourd’hui, il n’est pas sûr que ceux qui ont été les acteurs clefs d’il y a une décennie soient les acteurs clés de demain. Croire qu’avec un simple changement de personnes, il est possible de recentrer le processus de changement c’est se mentir à soi-même. Le processus de changement est plus complexe et requiert la reconstitution du tissu social qui fut à son origine.

IV. Du vivre bien à l’extractivisme

Pour revitaliser et recentrer le processus de changement, il est fondamental de savoir quel pays nous sommes en train de construire, d’être complètement sincères et autocritiques. Les succès de ces 10 ans passés sont indéniables sur bien des aspects et ont pour origine l’accroissement des revenus de l’État par la renégociation des contrats avec les transnationales pétrolières à une époque où les prix des hydrocarbures étaient élevés. En toute rigueur, on ne peut pas dire qu’il y eut une nationalisation vu qu’aujourd’hui deux entreprises transnationales (PETROBRAS et REPSOL) prennent en charge 75% de la production du gaz naturel de Bolivie. Ce qui a bien eu lieu est une renégociation des contrats qui a fait que les profits des entreprises transnationales, tirés des coûts récupérables et des bénéfices, sont passés de 43% en 2005 à seulement 22% en 2013. Il est indéniable que les transnationales du pétrole poursuivent leurs activités en Bolivie et gagnent le triple de ce qu’elles gagnaient il y a dix ans, mais l’envers du tableau est que l’État dispose de huit fois plus de revenus, qui sont passés ainsi de 673 millions de dollars en 2005 à 5 459 millions de dollars en 2013 [15]. Cette énorme quantité de millions de dollars a permis de faire bondir l’investissement public, de mettre en application une série d’aides sociales, de développer des chantiers d’infrastructure, d’étendre les services de base, d’accroître les réserves en devises, entre autres mesures. Il est indéniable qu’en comparaison des décennies antérieures, il y a eu une amélioration de la situation de la population et cela explique le soutien dont bénéficie encore le gouvernement.

La question est cependant : Où nous conduit ce modèle ? Au Vivre bien ? Au socialisme communautaire ? Ou, au contraire : Sommes-nous tombés dans l’addiction à l’extractivisme, rentiers d’une économie capitaliste fondamentalement exportatrice ?

L’idée initiale était de nationaliser les hydrocarbures pour redistribuer la richesse et sortir de l’extractivisme de matières premières en progressant dans la diversification de l’économie. Aujourd’hui, dix ans plus tard, malgré quelques projets de diversification économique, nous n’avons pas surmonté cette tendance et nous sommes, au contraire, encore plus dépendants des exportations de matières premières (gaz, minerais et soja). Pourquoi sommes-nous restés à mi-chemin et sommes-nous devenus quasiment addicts à l’extractivisme et aux exportations ? Parce que c’était la manière la plus facile d’obtenir des ressources pour se maintenir et rester au pouvoir. Il n’est pas vrai qu’il n’y avait pas d’autres options, mais il est évident que celles-ci n’allaient pas produire rapidement des revenus en devises pour accroître la popularité du gouvernement. Avancer vers une Bolivie agroécologique aurait été une voie beaucoup plus cohérente avec le Vivre bien et la protection de la Mère Terre, mais cela n’aurait pas garanti immédiatement d’importants revenus économiques et aurait signifié une confrontation avec la grande agro-industrie du soja transgénique.

De façon autocritique, nous devons reconnaître que la vision que nous avions il y a plus de 10 ans de la substitution des importations n’est pas faisable à l’échelle où nous l’imaginions du fait de la concurrence de marchandises internationales bien meilleur marché et de la taille réduite de notre marché intérieur. C’est encore beaucoup plus difficile quand on ne met pas en œuvre une politique de relatif monopole sur le commerce extérieur et de contrôle de la contrebande. Des mesures justes comme freiner les accords de libre-échange de Bolivie, revenir sur l’Accord de libre-échange avec le Mexique [16] et sortir du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) [17] n’ont pas été accompagnées de mesures de contrôle effectif du commerce extérieur.

Le Vivre bien et les droits de la Terre Mère ont gagné en notoriété au niveau international, mais au niveau national ils ont perdu progressivement de leur valeur parce qu’ils constituaient seulement un discours qui n’était pas mis en pratique. Le TIPNIS a été la goutte qui a fait déborder le vase en montrant le décalage qu’il y avait entre le dire et le faire.

V. Une autre Bolivie est possible

Quelques jours avant le référendum [18], a été diffusé la nouvelle qu’à Oruro [19], on allait construire un centre de production d’énergie solaire de 50 MW qui couvrirait la moitié de la demande en énergie électrique du département d’Oruro, avec un coût d’investissement de 100 millions de dollars. La nouvelle a à peine circulé alors que c’est une petite démonstration qu’une autre Bolivie est possible.

La Bolivie peut abandonner progressivement l’extractivisme et se placer à l’avant-garde d’une véritable révolution de l’énergée solaire communautaire. Si la Bolivie se le proposait, avec un investissement de 1 000 millions de dollars elle pourrait produire 500 MW d’énergie solaire, ce qui représente presque un tiers de la demande nationale actuelle. La transformation peut être beaucoup plus importante si l’on prend en compte le fait que le gouvernement prévoit un investissement total de 47 000 millions de dollars d’ici 2020.

La Bolivie pourrait en outre soutenir le développement d’une énergie solaire communautaire, municipale et familiale convertissant le consommateur d’électricité en producteur d’énergie. Au lieu de subventionner le diesel pour les agro-industriels, on pourrait investir cet argent pour que les Boliviens de moindres revenus produisent de l’énergie solaire sur leurs toits. De cette façon, on démocratiserait et décentraliserait la production d’énergie électrique. Le Vivre bien commencera à être une réalité lorsque la société commencera à disposer d’un pouvoir économique (comme producteurs et non seulement comme consommateurs et bénéficiaires de bons d’aide sociale) et qu’on promouvra des activités pour récupérer l’équilibre perdu avec la nature.

La véritable alternative à la privatisation n’est pas l’étatisation mais la socialisation des moyens de production. Très souvent, les entreprises d’État se comportent comme des entreprises privées quand font défaut une participation effective et un contrôle social. Faire le pari de la génération d’énergie solaire communautaire, municipale et familiale contribuerait à donner du pouvoir à la société plutôt qu’à l’État et aiderait à réduire les émissions de gaz à effet de serre qui provoquent le changement climatique.

Le thème de l’énergie solaire communautaire et familiale n’est qu’un petit exemple pour que nous pensions hors des cadres traditionnels du « développement ». De même, nous devons récupérer le projet d’une Bolivie agroécologique et agroforestière parce que la véritable richesse des nations, d’ici quelques décennies, ne sera pas dans l’extractivisme destructeur de matières premières mais dans la préservation de sa biodiversité, dans la production de produits écologiques et dans la coexistence avec la nature, ce pour quoi nous avons un grand legs des peuples indiens.

La Bolivie ne doit pas commettre les mêmes erreurs que les pays dits « développés ». Le pays peut sauter des étapes s’il sait lire les véritables possibilités et périls du XXIe siècle et laisser derrière le vieux développementisme du XXe siècle.

Personne n’envisage de cesser immédiatement d’extraire et exporter du gaz. Mais il n’est vraiment pas possible de continuer à faire des plans pour amplifier l’extractivisme quand d’autres alternatives existent qui sont peut-être à court terme plus compliquées mais qui, à moyen terme, sont beaucoup plus bénéfiques pour l’humanité et la Mère Terre.

Au lieu de promouvoir des référendums sur la réélection de deux personnes, nous devrions promouvoir des référendums sur les transgéniques, l’énergie nucléaire, les grands barrages hydro-électriques, la déforestation, l’investissement public et sur tant d’autres sujets qui sont cruciaux pour le processus de changement. Il n’est possible de recentrer le processus de changement qu’avec un plus grand exercice de la démocratie réelle.

Une lecture erronée de ce qui s’est produit peut conduire à des formes plus autoritaires de gouvernement et à la résurgence d’une droite néolibérale comme cela se produit en Argentine. Il n’y a pas de doute que des secteurs de droite agissent tant dans l’opposition que de l’intérieur du gouvernement. On ne peut pas non plus fermer les yeux et ne pas reconnaître que des secteurs de la gauche et des mouvements sociaux se sont laissés coopter par le pouvoir ou que nous n’avons pas été capables d’articuler une proposition alternative claire.

Le recentrage du processus de changement passe par : a) discuter de maière critique et propositionnelle les problèmes posés par le développementisme capitaliste tardif invivable qui transparaît dans l’agenda patriotique pour 2025, b) évaluer, expliciter et engager des actions à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État pour faire face aux problèmes et dangers que génère la logique du pouvoir (autoritarisme, clientélisme, continuisme, nouveaux riches, alliances pragmatiques artificielles, corruption, etc.), c) dépasser la contradiction entre le dire et le faire, et rendre effectives l’application des droits de la Mère Terre et la réalisation de projets qui contribuent réellement à l’harmonie avec la nature, et d) faire preuve de sens critique vis-à-vis de nous-mêmes et des organisations et mouvements sociaux qui reproduisent parfois ces mêmes pratiques caudillistes et prébendières nocives.

Le Vivre bien est possible !


  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3382.
  • Traduction de Marc Écrement, Ana Arillo, révisée par Ritimo. Traduction revue par DIAL, avec des modifications ponctuelles de la traduction, des notes ajoutées, complétées ou supprimées.
  • Source originale (espagnol) : Hoy es Todavía, blog de l’auteur, 25 février 2016.
  • Source (français) : Ritimo, 4 avril 2016.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française originale (Ritimo - www.ritimo.org) et l’adresse internet de l’article.

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[2] Voir DIAL 3313 - « ÉQUATEUR - Défi historique pour la CONAIE ».

[5] « Pablo Solón Romero est un homme politique bolivien. Il a été ministre du commerce extérieur puis ambassadeur de la Bolivie aux Nations unies pour le commerce et l’intégration économique (février 2009 - fin juin 2011). Il est maintenant directeur exécutif de l’organisation altermondialiste Focus on the Global South. […] Pablo Solón a d’abord travaillé plusieurs années comme travailleur social et militant dans différentes organisations sociales : des mouvements indiens, des associations d’étudiants, des syndicats et des associations défendant les droits humains ou des organisations culturelles boliviennes. Il s’est lié ainsi aux mouvements qui ont porté au pouvoir Evo Morales et son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), de la fin des années 1990 à 2005. » – Extraits de la notice Wikipédia.

[6] Le président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera – note DIAL.

[7] Un référendum constitutionnel s’est tenu le 21 février 2016. Les électeurs devaient se prononcer sur une potentielle modification de la constitution consistant en la suppression du nombre maximum de deux candidatures à la présidence instauré par la Constitution de 2009. Le Non l’a emporté avec 51,3 % des voix – NdT et DIAL.

[8] le 11 septembre 2008 se produisit un affrontement entre séparatistes opposés au gouvernement d’Evo Morales et tenants de l’unité nationale favorables au gouvernement. Il y eut 13 morts et plus de 50 blessés. Voir : https://www.eldeber.com.bo/bolivia/seis-preguntas-entender-caso-porvenir.html – NdT.

[9] Les peuples et communautés indiennes des terres basses et des terres hautes de Bolivia ont réalisé entre le 15 août et le 19 octobre 2011 une VIIIe marche de Trinidad à La Paz pour protester contre la construction du deuxième tronçon de la route entre Villa Tunari et San Ignacio de Moxos, censée passer par le Territoire indien et Parc national Isiboro Sécure (TIPNIS). Le 25 septembre, la marche fut violemment réprimée par la police à Chaparina, laissant un solde de plusieurs dizaines de blessés et de détenus, avec parmi eux Fernando Vargas, le président de la sous-centrale TIPNIS, organisation qui regroupe les communautés du TIPNIS. Malgré la répression, les marcheurs réussirent à reprendre la route jusqu’à La Paz – note DIAL.

[11] Un referendum révocatoire a été organisé en Bolivie le 10 août 2008 pour décider du maintien dans ses fonctions du président Evo Morales, vice-président Álvaro García Linera et de 8 des 9 préfets départementaux. Tous furent ratifiés dans leurs fonctions à l’exception des préfets de La Paz (José Luis Paredes) et Cochabamba (Manfred Reyes Villa), tous deux dans l’opposition – note DIAL.

[12] Département de l’est du pays – note DIAL.

[13] Unidad democrática y popular (Unité démocratique et populaire) fut une alliance formée à la fin des années 70 par divers partis de la gauche bolivienne. Son leader, Hernán Siles Suazo, sera président du pays de 1982 à 1985.

[14] Le nom cholo renvoie aux personnes d’origine indienne – note DIAL.

[15] Carlos Arce Vargas. Una década de gobierno ¿Construyendo el Vivir Bien o el capitalismo salvaje ? CEDLA, 2016. https://cedla.org/sites/default/files/una_decada_de_gobierno._construyendo_el_vivir_bien_o_un_capitalismo_salvaje.pdf.

[16] L’Accord de libre-échange entre le Mexique et la Bolivie a été signé le 10 septembre 1994, il est entré en vigueur le 1er janvier 1995 – NdT.

[17] Le CIRDI est une des 5 institutions du Groupe de la Banque mondiale. Il a été créé par la convention de Washington du 18 mars 1965.

[18] Du 21 février 2016 – note DIAL.

[19] Grand carrefour ferroviaire et routier de Bolivie. Une voie ferroviaire franchit les Andes et relie la Bolivie directement aux ports chiliens d’Iquique et d’Antofagasta sur la côte Pacifique – NdT.