ÉQUATEUR - Une nouvelle politique pour le monde rural ! L’agriculture biologique et paysanne : Saine, durable et créatrice d’emplois. Entretien avec Luis Andrango et José Cueva, première partie
Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana
mercredi 8 juin 2016, mis en ligne par Dial
À mi-chemin de deux textes publiés par DIAL en 2015, l’un sur les Villes rurales durables au Mexique [1], l’autre sur les effets de la pénétration du système capitaliste dans les communautés indiennes équatoriennes [2], ce texte témoigne, sur la base d’exemples concrets, de ce que le monde rural latino-américain constitue aujourd’hui une frontière, au sens états-unien du terme, pour l’économie de marché capitaliste. Les espaces ruraux sont en effet à la fois des territoires à conquérir pour les profits qu’ils peuvent offrir (mines, agro-industrie d’exportation…) et le lieu de modes de vie relativement autonomes et, jusqu’à présent, peu intégrés voire réfractaires au marché mondial. L’entretien, dont nous pubions ici la première partie, a été conduit par Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana et publié en 2013 dans l’ouvrage intitulé Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI [3].
La migration des zones rurales vers les villes est quotidienne en Amérique latine. La croissance des grandes villes exacerbe l’opposition entre la ville et la campagne – les citadins ignorent l’origine et le mode de production de leurs aliments dont la commercialisation est concentrée dans les mains de grandes chaînes de supermarchés. Ce sont elles qui imposent les prix aux agriculteurs, ce qui crée une dépendance et rend difficiles les conditions de vie à la campagne. C’est ainsi qu’est alimenté le cercle vicieux de la migration, qui menace en même temps la souveraineté alimentaire de nos pays. Claudia López, Alejandra Santillana et Miriam Lang se sont entretenues avec Luis Andrago [4] (LA) et José Cueva [5] (JC) sur la nécessité d’une politique agricole radicalement différente.
Quel est l’apport de l’agriculture paysanne à l’humanité aujourd’hui ? Quelle est la part de ce qu’elle fournit en aliments comparée à celle du secteur agroalimentaire ?
LA : Commençons peut-être par donner quelques chiffres que la Vía campesina [6] a réunis, concernant ceux qui alimentent la planète. On a constaté que 60% de l’alimentation mondiale est encore fournie par l’agriculture paysanne. Presque 80% de la population paysanne correspondant à ce pourcentage est constituée de femmes qui se consacrent à la production. En Équateur, selon les chiffres du ministère de l’agriculture, environ 64% de l’alimentation de la population équatorienne provient de la production des petits agriculteurs.
Quelques données de base montrent qu’approximativement 80% de la pomme de terre, 45% du lait et 60% du maïs viennent de ce secteur. C’est dans ce contexte que ta question est à envisager et de fait l’agriculture paysanne, familiale, biologique et agroécologique fournit la production destinée à la majorité des Équatoriens. En dépit de toutes les politiques qui promeuvent l’agriculture industrielle, depuis plusieurs années, l’alimentation est toujours dans les mains des hommes et des femmes rurales [7] qui se consacrent à l’agriculture paysanne.
JC : Actuellement l’agriculture conventionnelle alimente une partie de la population, seule une partie de l’alimentation de la population mondiale provient de ce type d’agriculture, mais c’est une agriculture dont l’énergie primaire dépend à 90% du pétrole [8] Cela doit absolument changer et il n’existe pas d’autre solution que l’agriculture biologique. L’agriculture biologique n’est pas une alternative c’est une nécessité qui, avec le temps, va devenir réalité.
Dans quelle mesure est vrai ce que l’on entend dire, qu’il est indispensable que l’agro-industrie devienne le modèle productif généralisé parce que la population mondiale croît à un rythme tel que si l’industrialisation ne se généralise pas nous allons mourir de faim et que l’agro-industrie est beaucoup plus productive ? Comment s’articule cet argument avec le discours de l’augmentation de la productivité ?
LA : À la CLOC nous avons consacré du temps à débattre sur les mythes qui s’élaborent autour de l’agriculture et l’expansion de l’agriculture industrielle de l’agrobusiness. Nous avons mis en évidence une série de contradictions sur ce thème : d’abord il est faux de dire que l’agriculture de l’agrobusiness lutte contre la faim. Les politiques agricoles de ce qu’on a appelé la révolution verte, c’est-à-dire la mécanisation et l’industrialisation du secteur rural, ont eu pour effet d’aggraver l’altération des cycles de la nature, ce qui contribue au réchauffement mondial ; c’est-à-dire que la logique d’élever le niveau de production a pour effet d’accroître les niveaux de pollution, de destruction de l’environnement, et ne résout pas le problème fondamental de l’alimentation.
Il est faux également de dire qu’une entreprise agroalimentaire génère un meilleur niveau de bien-être et de production. Nous avons ainsi comparé la logique productive d’une entreprise agroalimentaire à celle de l’économie paysanne en Équateur. On découvre ainsi que l’agriculture d’entreprise tente d’industrialiser de plus en plus l’agriculture, ce qui implique de diminuer l’utilisation de main d’œuvre dans la production. Malgré cela, ce discours mensonger continue d’affirmer que les entreprises agroalimentaires sont celles qui produisent et créent des emplois dans le secteur rural. Cette logique intrinsèque à l’industrialisation élimine le rôle des paysans et paysannes dans l’agriculture et laisse l’agriculture aux mains de l’industrie, des machines.
D’autre part, quand on compare les deux manières de pratiquer l’agriculture – agriculture industrielle et agriculture paysanne – quant aux bénéfices et richesses qu’elles génèrent, nous voyons que l’une a pour objectif l’accumulation dans les mains d’un petit nombre et l’exploitation des paysans, tandis que l’autre génère la redistribution des richesses et garantit la subsistance familiale. L’agriculture industrielle est basée sur l’exploitation du travail des paysans, tandis que l’autre est un mode de vie paysan.
JC : Pour moi, tout vient d’un changement de paradigme, c’est-à-dire, tant que la ville sera un gouffre – pas seulement d’énergie– tant qu’elle sera le paradigme et le rêve des gens de la campagne, il me paraît difficile que la vie paysanne retrouve son importance et son rôle central dans l’alimentation des gens.
On voit bien qu’au bout de compte, après 60 ans de domination de cette manière de concevoir l’agro-industrie, il y a à l’heure actuelle un milliard de personnes qui n’ont pas de quoi se nourrir, un septième de la population mondiale, jusqu’à présent, n’a pas pu se nourrir ; alors l’agriculture industrielle n’est pas une solution à la faim et ne le sera pas. Parce que l’objectif de l’agriculture industrielle est simplement de gagner de l’argent, et c’est certainement l’un des plus gros business. La production d’aliments pour l’humanité passe par ce modèle industriel qui doit générer des bénéfices, des marges avantageuses, pour la production d’intrants, les semences, le transport, la distribution et la vente. C’est un modèle monopolistique qui accapare la production d’aliments, comme le font d’autres modèles pour la fabrication d’armes, la production d’automobiles ou de textiles – tout est entre les mains de monopoles. L’agriculture n’échappe pas à ce processus, mais de là à dire que le modèle industriel est la réponse à la faim, c’est faux.
L’Équateur, par exemple, a été un pays d’énorme diversité agricole, il n’a jamais connu la famine. L’agriculture industrielle en Équateur n’a pas servi à alimenter la population, elle est destinée à exporter des produits de luxe. La production d’aliments en Équateur a été traditionnellement entre les mains de petits producteurs, de familles de producteurs, en particulier indiennes, ou de petits producteurs de la côte, tous extrêmement diversifiés. Et durant très longtemps beaucoup d’entre eux n’ont pas été en relation avec le grand marché, l’excédent de leur production alimentait simplement le reste de la population. Le modèle de production familiale, biologique et à petite échelle pour la production d’aliments est, je pense, presque irremplaçable car il est diversifié, durable, bon marché et parce que sa distribution est simple et d’accès facile.
Au contraire, les pays qui ont perdu cette capacité de production dépendent en grande partie de l’agro-industrie et, d’autre part, devront affronter de sérieuses crises alimentaires dans l’avenir. Le problème de l’alimentation dans le monde n’est pas tant un problème de production et d’accès mais d’argent ; celui qui en a achète de la nourriture et celui qui n’en a pas reste sans manger. C’est aussi simple que ça.
Je pense que l’Équateur réunit des conditions suffisantes pour maintenir encore une agriculture paysanne, une agriculture de petite échelle, mais de grande productivité et diversité pour nourrir la population. Mais j’insiste sur le thème du paradigme qui est fondamental car dans les villes la demande pour cette production est de moins en moins importante, l’alimentation se limite de plus en plus aux aliments déjà transformés, industrialisés et importés et cela se fait au détriment de la qualité de l’alimentation. Les gens s’alimentent de plus en plus mal, leur alimentation dépend de plus en plus d’un nombre réduit d’aliments, produits industriellement – comme le soja, le maïs, le blé, les graisses, les oléagineux, etc. – et de la production de viande à grande échelle, porcs et poulets. En revanche l’agriculture traditionnelle suit un autre chemin, encourage une alimentation diversifiée, particulièrement en ce qui concerne les légumes, les fruits, les céréales qui, ont toujours été la base de notre alimentation et qui désormais ne le sont plus.
Le discours hégémonique prétend que la vie paysanne appartient au passé, à l’opposé de la vie « moderne » de la ville. La ville est perçue dans l’imaginaire comme le lieu du succès et de la civilisation. Cet imaginaire légitime ces politiques qui, finalement, cherchent à dépaysanner la campagne. Comment voyez-vous cette opposition entre campagne = retard, ville = modernité, économie de subsistance= plus de retard encore, dans le cadre du débat sur la souveraineté alimentaire et les politiques publiques mises en place ?
LA : Nous observons que, dans ce contexte de crise, se produit une nouvelle offensive du capital sur l’agriculture et l’alimentation. C’est-à-dire que le grand capital international commence à se rendre compte que l’alimentation peut cesser d’être un droit et devenir un énorme business. Il existe une offensive impressionnante du capital qui promeut ce que nous nous appelons l’« agrobusiness », c’est-à-dire une logique entrepreneuriale appliquée à l’agriculture et à la production d’aliments qui, en fin de compte, promeut des politiques qui soumettent les pays à une plus grande dépendance à l’égard des entreprises agroalimentaires et encouragent la concentration – tant pour la production que pour la commercialisation – dans les mains des multinationales. Cette offensive du capital et des multinationales pour s’approprier tout le système de production et de commercialisation des aliments fait de l’agrobusiness une issue de secours à la crise actuelle.
Un effet concret de cette offensive est que nous vivons un processus d’accaparement de la terre, avec une réorientation du capital et des investissements. Parce que les capitaux qui étaient auparavant investis à la Bourse, sont maintenant plus rentables s’ils sont investis dans l’achat de terres pour la spéculation, ou dans l’achat de terres pour produire des agrocarburants. D’après les études de la CLOC - Vía campesina, cette offensive ne vient pas seulement des multinationales mais aussi des gouvernements de divers pays d’Asie, d’Afrique, et aussi d’Arabie Saoudite et de Chine, qui sont impliqués dans l’accaparement de terres, tandis que d’autres gouvernements, dans les pays où se trouvent les terres, facilitent leurs affaires. Cette offensive du capital n’est pas seulement économique elle est aussi idéologique et s’appuie précisément sur l’idée que la campagne est arriérée.
Cela finit par générer une conscience que, à la campagne, nous avons besoin de politiques d’assistance au bénéfice des « groupes vulnérables », qui sommes une minorité, et se crée ainsi une dépendance non seulement économique mais aussi idéologique, dont l’objectif est de priver la société paysanne de son rôle de protagoniste. Cette offensive idéologique montre que les logiques économiques paysannes ne sont pas favorables au système capitaliste ; on crée donc les conditions pour qu’elles soient considérées comme rétrogrades, non viables. Au fond le but de cette offensive est de briser la dignité de ces populations rurales et d’en faire des misérables.
JC : L’ordre est clair : abandonner la campagne, en expulser les paysans car, dans certains endroits, la campagne doit être entre les mains d’industries agro-exportatrices, dans d’autres cas, d’exploitations minières, hydroélectriques, pétrolières ou forestières. Les paysans sont vraiment une gêne sur ces territoires. Face à ce panorama, les politiques publiques ont surtout servi à développer ce modèle et il en est ainsi jusqu’à aujourd’hui. Commençons par les questions éducatives : l’éducation est faite pour expulser les gens de la campagne. Les valeurs qui sont enseignées aux enfants sont des valeurs urbaines et l’imaginaire de ceux qui éduquent leurs enfants à la campagne est un imaginaire d’expulsion. Et il existe en outre une représentation construite de pauvreté et de misère rurale. Effectivement il existe une conception élaborée de la pauvreté, de la misère de la campagne. Depuis 20 ans cette représentation a conduit les gens à éduquer leurs enfants pour qu’ils ne fassent pas la même chose, qu’ils ne souffrent pas à nouveau ce qu’ils ont souffert, et cela implique de partir vers la ville.
Les conséquences sont terribles parce que les gens de la campagne, avec les bases éducatives reçues – cette éducation qui les fait quitter la campagne – n’iront pas très loin une fois en ville. Ceux qui migrent forment une masse d’esclaves au service de ce même système, et rendent disponible l’espace rural. Dans le cas de l’Équateur, sont abandonnées les zones de montagne qui seront destinées à l’exploitation minière. Les forêts plantées et le marché du carbone [9] arrivent, les zones propices à l’agro-industrie seront évidemment destinées au développement de l’agriculture industrielle et la région de l’Oriente à l’exploitation du pétrole et du bois, etc. Pour l’État gérer la question de la terre de cette façon est beaucoup plus rentable.
En ce moment, pour le paysan le chemin à parcourir est vraiment en pente raide, je dirais même, plus que jamais, du fait de l’agressivité avec laquelle est manipulée l’information qui provoquer l’acculturation actuelle du secteur rural – il me semble que ce processus est plus fort qu’avant. À l’heure actuelle, bien que l’idéologie de la modernité arrive en Équateur avec un certain retard, elle arrive avec plus de force : la consommation, les routes, les voitures, les téléphones portables, les ordinateurs, toutes ces choses-là sont présentes dans les esprits comme jamais auparavant. Maintenant, l’avoir est quelque chose d’important.
Face à cette situation, je vois de petits foyers, de petits noyaux de résistance à la campagne, pour qui les choses sont claires et pour qui l’alternative, c’est de résister, bien qu’ils soient minoritaires. Il s’agit de petits groupes, de petites organisations, de petits mouvements sociaux ruraux. À mon avis, à court terme, il y va y avoir des moments difficiles, autour du processus de dépaysanisation. Les premiers touchés vont être les personnes qui, en abandonnant la campagne, vont devoir affronter une autre réalité, celle d’une vie urbaine de plus en plus complexe. Par exemple, pour ce qui est de la migration internationale, nous voyons les gens rentrer d’Espagne avec une main devant et une main derrière, parce qu’ils ont tout perdu et qu’ils ne vont jamais rentrer pour prendre la machette ou la bêche.
Une nouvelle identité est en train de se construire à la campagne, pas une identité paysanne. Je perçois dans certains cas une lutte intérieure, parmi les gens qui appartiennent à ces noyaux de résistance à la modernité qui passe par une lutte intérieure forte contre le modèle, avec, d’un autre côté, cette nouvelle identité paysanne qui est en réalité une dés-identité. Elle signifie en effet l’abandon et l’enterrement de cette culture, construite idéologiquement comme culture de misère, de pauvreté, de travail physique pénible.
LA : L’autre sujet de débat est la critique adressée à la gauche par une partie du mouvement paysan, car il y a toujours eu des débats sur le parti et l’avant-garde, la place des mouvements sociaux et la force des masses. Nous avons fortement critiqué la logique avant-gardiste et la place qu’occupent respectivement les cadres et les masses, eu égard au fait que ceux qui ont affronté avec force l’offensive du capital ont toujours été les groupes indiens et paysans car ils luttent, en partant de leur vie quotidienne, contre l’impossibilité de continuer à vivre à la campagne. D’un autre côté, la coopération a eu aussi sa part dans la transformation du rôle de la société paysanne indienne et des « dignes petits producteurs » au nom d’une logique selon laquelle ce sont des groupes qu’il faut soutenir parce qu’ils sont « exclus ». La perspective de l’inclusion dans le système marche main dans la main avec le discours de l’inclusion au marché, provoquant la destruction de formes dignes et autonomes de subsistance à la campagne.
J’aimerais que vous approfondissiez un peu au sujet de ce qu’on appelle « les politiques de développement rural » en particulier, et « la révolution verte », sur cette offensive d’industrialisation à grande échelle, de mécanisation et technicisation de la campagne conduites au nom du développement et du progrès. Quel bilan tirez vous sur ce qui a été gagné et perdu ?
JC : Nous pourrions faire la liste d’une quantité de politiques publiques dont pourrait bénéficier la campagne mais cela supposerait d’avoir un l’État qui parte de positions intellectuelles différentes, un État qui cesse d’être instrumentalisé et devienne dans les faits un État au service de son peuple. Actuellement nous en sommes à une étape dans laquelle l’État – du moins à la campagne – est conçu comme celui qui vient nous offrir ou nous apporter quelque chose qui nous revient. Mais il vient surtout ouvrir la voie à la grande industrie, c’est-à-dire que l’État continue à être le facilitateur de la grande industrie, dans ce cas, l’industrie minière, hydroélectrique et les multinationales de l’agrochimie. Malheureusement, l’État a pour rôle principal d’être un facilitateur. Une chose est le discours, une autre la pratique ; dans la pratique nous avons un État, dont tous les départements, tous les bras, travaillent à faciliter l’accès et la permanence de l’industrie. Le ministère de l’agriculture est un bras des multinationales de l’agrochimie, qu’on le veuille ou non ; le seul travail de ce ministère a été de promouvoir la plantation de cultures « améliorées ».
L’État équatorien se croit en capacité d’apporter à ces « pauvres » paysans des connaissances, des technologies, des semences, des outils et des cadeaux. C’est un État résolument paternaliste, complètement imbu de lui-même, et qui croit qu’il peut mieux que quiconque améliorer les conditions de vie de ces « pauvres paysans ignorants ». Cette vision s’est traduite dans les principaux projets de l’État dans le secteur agricole : en Équateur nous avons le projet des ERA – les Écoles de la révolution agraire – dans lesquelles de jeunes ingénieurs diplômés vont former de « stupides » paysans qui ne savent rien ; cette orientation de politique publique remplace le savoir paysan par l’intervention extérieure, sans aucun résultat. Dans notre secteur, par exemple, pour ce qui est du café, nous avons dû nous intégrer à l’État, nous avons été fonctionnaires du ministère, pour proposer un projet de fond. Nous avons préparé un projet qui a été inauguré 40 fois mais qui, jusqu’aujourd’hui, n’a toujours pas démarré car il a été conçu par les paysans. Cela fait trois ans que nous essayons de le faire démarrer mais la logique des caféiculteurs qui ont conçu ce projet ne cadre pas avec celle de l’État paternaliste, distributeur d’aides, supérieur au paysan. Comme le projet échappe à cette logique, il parvient pas à avancer. D’autre part, les politiques de l’État se sont toujours limitées à acheter des choses et à offrir, un point c’est tout. Face à de telles politiques que peut-on attendre de l’État ?
À mon avis diverses politiques publiques, indispensables pour l’État, sont nécessaires et urgentes, indispensables, à commencer par le thème l’éducation : nous devons changer ce paradigme éducatif stupide que nous avons à la campagne, une éducation éloignée de la réalité, une éducation punitive, où les professeurs qui arrivent à la campagne le voient comme une punition ; les professeurs rêvent de voir levée la punition, de retourner en ville et d’enseigner dans les écoles primaires urbaines. Ces professeurs véhiculent une charge émotionnelle négative. D’autre part les infrastructures dans lesquelles les enfants étudient à la campagne sont précaires. Mais c’est dans ces lieux que l’éducation a lieu, c’est là que tout commence. Dans ce domaine l’intervention de l’État, ici, en Équateur, a été nulle, sa contribution s’est limitée à offrir des uniformes, sans aucun effet positif, ou à standardiser les petits déjeuners avec du soja transgénique : bouillies, biscuits et céréales de soja. C’est désolant. Son grand projet fait le jeu de l’agro-industrie et n’inclut pas l’amélioration des infrastructures. Les politiques publiques doivent pourvoir la campagne des services nécessaires pour que les gens ne soient pas obligés d’aller les chercher en ville : éducation et santé, principalement. La santé a connu une grave régression : tandis qu’en ville les soins médicaux se sont améliorés, à la campagne les quelques infrastructures existantes ont été supprimées ; par exemple, nous avons perdu notre hôpital et nos ambulances. Je ne sais pas si la même chose s’est produite ailleurs.
Pour ce qui est du modèle productif, l’État devrait promouvoir un modèle différent mais ce n’est pas quelque chose qu’il envisage actuellement, il continue à promouvoir le même modèle productif responsable du problème.
LA : Si nous revenons au débat campagne-ville mentionné plus haut, à l’offensive idéologique et aux valeurs mises en avant concernant l’urbain, nous constatons que ce débat est associé à des valeurs opposées aux valeurs paysannes. Par exemple, si à la campagne la manière de produire et de survivre est fondée sur la solidarité, à la ville c’est l’individualisme qui prime. Si à la campagne les logiques de production sont des logiques de complémentarité, à la ville c’est la concurrence qui prévaut. Cette offensive idéologique affecte les formes et les valeurs de la cosmovision qui sont fondamentales pour la survivance des peuples indiens paysans. Une autre de nos critiques, par exemple, a été que toutes les politiques de développement rural rendent invisible le thème agraire. Cette orientation proposait d’autres solutions comme le tourisme communautaire ou des formes d’association entrepreneuriale pour s’inclure dans les marchés. Cette logique de développement rural a donc tenté de rendre invisible la force agraire de la campagne parce que la force n’est pas dans la logique de services que promeuvent les politiques sociales. La thèse soutenue était que le problème résidait dans la productivité – comme on le présente dans le débat actuel – et le remède a été d’introduire des paquets technologiques ou agrochimiques pour augmenter les niveaux de production du monde rural et de l’agriculture équatorienne. Ces paquets agrochimiques étaient associés à des semences génétiquement modifiées et à certaines cultures spécifiques. Cette logique a créé une dépendance totale de l’agriculture paysanne envers l’agro-industrie de l’alimentation – ce que nous appelons l’agriculture de contrat. C’est-à-dire que le paysan continue à être propriétaire de sa terre et de sa main d’œuvre mais il est exploité par une industrie agroalimentaire qui lui donne les semences, les intrants chimiques, les engrais et les crédits et qui, à la fin, lui achète sa production à un prix imposé. En outre, les monocultures ont pour effet que cent paysans de la même zone produisent le même produit, avec les mêmes intrants, et quand arrive la fin de la production les prix sont au ras du sol. Le paysan perd ainsi la dignité offerte par l’agriculture de subsistance avec cette nouvelle forme d’exploitation qui se traduit par la spoliation de sa main d’œuvre et de son travail. Au bout de cinq ans, nous n’utilisons plus le paquet technologique, c’est le paquet technologique qui nous utilise, dans une logique nouvelle d’exploitation et de spoliation de la campagne. Voilà les résultats du discours sur le développement rural et la révolution verte qui avaient pour objectif d’élever les niveaux de productivité.
Un autre exemple concret est le coût actuel des intrants dans la production. Le poids économique des semences et des intrants agrochimiques atteint au moins 40% du total des investissements dans la production. Se crée ainsi une nouvelle dépendance économique car le paysan travaille pour payer ces 40% à la même entreprise qui lui vend les semences, les intrants agrochimiques, lui octroie des crédits et achète finalement sa production.
[>> Lire la seconde partie de l’entretien dans le numéro de juillet 2016.]
- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3377.
- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
- Source (espagnol) : Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana, « ¡Una nueva política para el campo ! La agricultura orgánica y campesina : saludable, sustentable y generadora de empleo. Entrevista a Luis Andrango y José Cueva », dans Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana [dir.], Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI, Quito, Ediciones Abya-Yala / Fundación Rosa Luxemburg, 2013, p. 277-303 (première partie, p. 277-289).
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] DIAL 3331 - « MEXIQUE - Villes rurales durables, spoliation et contre-insurrection au Chiapas, première partie » et 3333 - « MEXIQUE - Villes rurales durables, spoliation et contre-insurrection au Chiapas, seconde partie ».
[2] DIAL 3343 - « ÉQUATEUR - Conséquences du système capitaliste dans les communautés et peuples indiens ».
[3] Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana, « ¡Una nueva política para el campo ! La agricultura orgánica y campesina : saludable, sustentable y generadora de empleo. Entrevista a Luis Andrango y José Cueva », dans Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana [dir.], Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI, Quito, Ediciones Abya-Yala / Fundación Rosa Luxemburg, 2013, p. 277-303 (première partie, p. 277-289).
[4] Luis Andrango s’est lié aux organisations sociales en tant que membre de l’Union des organisations paysannes de Cotacachi (UNORCAC). Diplômé en ingénierie, gestion et management à l’Université polytechnique salésienne de l’Équateur. En 2008, il a été élu président de la Confédération nationale des organisations paysannes, indiennes et noires (FENOCIN). Depuis 2010 il est le secrétaire exécutif de la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC).
[5] José Cueva est dirigeant du Collectif d’organisations sociales de la Corporation Toisán. Producteur de café biologique, il est engagé depuis quinze ans dans le processus d’organisation de la région d’Intag et avec les paysans producteurs de café de l’Équateur. Il a fait ses études d’ingénierie agroalimentaire à l’École supérieure polytechnique du Littoral (ESPOL) de Guayaquil.
[6] Recherche conduite par la CLOC - Vía Campesina. Voir https://viacampesina.org/downloads/pdf/sp/mali-report-2012-es1.pdf et https://viacampesina.org/downloads/pdf/sp/ES-paper6.pdf.
[7] Nous appliquons la règle de l’accord de proximité – note DIAL.
[8] L’agriculture industrielle moderne dépend complètement des combustibles fossiles. La majeure partie des tracteurs utilise du diesel ou de l’essence. Les systèmes d’irrigation utilisent pour la plupart du gasoil, du gaz naturel ou de l’électricité qui provient de centrales thermiques. La production d’engrais dépend aussi en grande partie de l’énergie. On utilise le gaz naturel pour synthétiser l’ammoniaque des engrais azotés. Le transport des engrais dépend également des combustibles fossiles. Pour cette raison, on dit souvent que nous, les citoyens riches du monde, « nous mangeons du pétrole ».