PÉROU - Le pays en ballottage : Castillo contre Fujimori, deux projets aux antipodes
Sergio Ferrari
mercredi 9 juin 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel
2 juin 2021 - Dans le duel de Castillo contre Fujimori ce sont deux visions antagoniques de la politique, de l’économie, des relations internationales et de la participation sociale à la démocratie qui s’affrontent.
Presque deux mois après le premier tour des élections qui a fait mentir tous les sondages et a eu l’effet d’un premier tremblement de terre sur la classe politique traditionnelle, le 6 juin se dessinera le nouveau gouvernement de ce pays d’Amérique du Sud pour les 5 prochaines années.
Le maître d’école rurale et dirigeant syndical Pedro Castillo, 51 ans, le candidat surprise, le gagnant inespéré du premier tour avec presque 19% des voix, affronte Keiko Fujimori, 46 ans qui, en avril, a séduit 13 % des électeurs. Keiko est la fille de l’ancien président Alberto Fujimori, emprisonné depuis 2009, condamné à 25 ans de détention pour corruption et violations graves des droits humains. Fujimori, père, est un des six ex-présidents du pays ayant gouverné au cours des trente dernières années qui ont fait l’objet d’enquêtes ou ont été condamnés pour des délits graves commis durant leur mandat.
Au Congrès national, Perú libre (Pérou libre), le parti de Castillo [1] a obtenu au premier tour une confortable avance de 13 sièges (37 à 24) sur Fuerza Popular (Force populaire) de Fujimori. Néanmoins la présence des huit autres partis entre lesquels se répartissent les 130 sièges, ne permet pas d’anticiper le comportement de la chambre législative
Dans ce duel de Castillo contre Fujimori s’affrontent deux visions antagoniques de la politique, de l’économie, des relations internationales et de la participation sociale à la démocratie.
Propositions irréconciliables
Il s’agit de deux modèles très différents, presque antagoniques, de vision du pays, déclare Antolín Huáscar Flores, président de la Confédération nationale agraire (CNA),organisation paysanne qui fait partie de la Coordination latino-américaine (CLOC) -Vía Campesina.
« Castillo représente les paysans et les Indiens de l’intérieur du pays et promet la convocation d’une Assemblée constituante pour modifier la constitution de 1993, promulguée par Alberto Fujimori », dit-il. En outre il revendique la nécessité d’une réforme agraire, défend le développement de la production autochtone dans les campagnes et refuse de soumettre l’économie nationale aux Traités de libre échange (TLC) que le Pérou a signé au cours des dernières décennies. Actuellement les TLC sont appliqués dans ce pays d’Amérique du Sud, entre autres, avec les États-Unis, l’Union européenne, et l’Alliance du Pacifique, ainsi qu’avec le Chili, le Canada, Singapour et la Chine.
Le candidat de Pérou libre, explique Huáscar, veut contrôler les importations. Les TLC font de nous de simples consommateurs de ce qui nous vient de l’extérieur. Castillo propose de récupérer l’activité agricole et d’intégrer une valeur ajoutée aux produits péruviens, ce qui bénéficierait aux agriculteurs et aux populations indiennes. Le Pérou avec 1 285 000 kilomètres carrés et 32 millions d’habitants représente la cinquième économie du continent.
Pedro Castillo représente le Pérou oublié et marginalisé : il est toujours maître d’école rurale dans sa communauté andine d’origine de Cajamarca, à plus de 800 kilomètres au nord de Lima. « Il connaît les besoins et les souffrances des gens pauvres de l’intérieur », poursuit Antolín Huáscar. Et avec son langage simple et direct il se revendique au nom du peuple appauvri comme acteur principal de son gouvernement, dans le cas où il gagnerait, souligne Huáscar.
Tout cela irrite la droite, préoccupe les multinationales qui dominent l’économie du pays et désespère les partis traditionnels, qui voient qu’un dirigeant syndical, de la campagne, avec une grande capacité de mobiliser les gens — comme cela s’est produit lors de la manifestation des enseignants de 2017 — peut parvenir à être le nouveau président. La droite n’accepte ni n’admet cette possibilité. Elle résiste à la proposition d’intégration latino-américaine progressiste que défend Castillo au plan international, totalement opposée à la vision de Keiko Fujimori. Pour Huáscar, dans le cas où la candidate de droite l’emporterait ce sera la continuité d’un projet économique dénué d’intérêt national. « Elle représente les multinationales et accepte de dépendre des impositions extérieures. Ce qui a amené le pays à une profonde ségrégation sociale, une crise institutionnelle permanente et un manque total de crédibilité de la classe politique ».
La candidate de Fuerza popular est accusée par les tribunaux péruviens de graves délits de corruption dans le but de financer ses campagnes présidentielles antérieures. En mars de cette année le juge anticorruption José Domingo Pérez qui instruit cette affaire, a requis une condamnation contre Keiko Fujimori de 30 ans de prison pour organisation criminelle, blanchiment d’argent, dissimulation et obstruction à la justice. Les accusations formelles concernent aussi à son mari, Mark Vito, et plusieurs de ses plus proches collaborateurs. En outre, le juge a déclaré que Fuerza popular devrait être dissoute et liquidée dans le cas où a dirigeante serait condamnée pour ces délits.
Keiko Fujimori, depuis les années 90, fait partie de cette classe politique aujourd’hui remise en question. Elle a été la première dame durant le gouvernement de son père (1990-2000) et trois fois candidate à la présidence : en 2011, 2016 et lors des comices actuels.
Préoccupation
« Depuis plus de 40 ans je réside au Pérou et j’ai assisté à dix élections. Celle-ci est celle qui me rend le plus triste car je n’entrevois pas d’options claires et porteuses d’un véritable espoir », affirme le prêtre suisse Xavier Arbex, installé depuis des années à Puerto Maldonado, dans l’Amazonie péruvienne.
Selon ce prêtre, s’affrontent d’un côté « une candidate condamnée pour des délits très graves et, d’un autre un outsider qui, s’il accède au gouvernement va subir de fortes pressions de la part des dirigeants de son propre parti, de la gauche radicale. Il lui sera difficile d’obtenir une réelle autonomie pour gouverner ».
Keiko, qui compte sur le soutien du pouvoir traditionnel, a promis que, si elle gagne, elle amnistiera son père immédiatement. Pourtant, de même que Castillo, elle a souscrit à la « Proclamation citoyenne : serment pour la démocratie », élaborée par l’Église catholique, l’Union des Églises évangéliques, la Coordination nationale des droits humains et l’Association civile transparence. Ce document, établit entre autres points, le respect des droits humains, et l’engagement de ce que la gagnante ou le gagnant abandonnera le pouvoir après le 28 juillet 2026.
Le Pérou est devant une véritable impasse, une perspective incertaine au niveau politique et social. Cela engendre déception, tristesse, et incertitude, conclut Xavier Arbex.
Le Pérou et une alternative nouvelle : Trois questions à l’analyste politique Ricardo Jiménez
Le sociologue et analyste politique chilien Ricardo Jiménez vit au Pérou depuis plus de dix ans. Il vient de participer à l’élaboration du dossier « Pérou : un rêve qui s’éloigne », publié par la prestigieuse agence d’informations ALAI, dont le siège est en Équateur, mais qui jouit d’une vaste couverture dans les pays andins.
Comment envisagez-vous l’avenir du Pérou dans le cas où Pedro Castillo gagnerait ?
Il est difficile de prévoir comment Castillo gouvernera car il est impossible de prédire le futur. Il y a quelques semaines à peine presque personne ne le connaissait et presque tous pensaient qu’il était un candidat négligeable. Maintenant des groupes de pouvoir traditionnel entrevoient le futur et prédisent des désastres dans le cas où il gagnerait. Castillo et Pérou libre reflètent le ras-le-bol de la population et ils seraient un remède à la crise structurelle actuelle. Le Pérou doit choisir entre sortir de cette crise ou tomber dans une autre, de répression et de corruption intensifiées. Selon moi, cette seconde option, ne pourrait s’imposer que par une fraude. Dans ce cas-là le pays exploserait bien avant que Keiko Fujimori ne termine son mandat.
La classe politique traditionnelle péruvienne et certains médias internationaux présentent Castillo comme l’expression d’une gauche radicale
On cherche à diaboliser Pérou libre. C’est dommage. C’est en grande part le résultat d’une manipulation de la droite, de l’ignorance et des préjugés de la classe moyenne progressiste de Lima, qui a relayé cette stigmatisation. Pérou libre est une force de gauche nouvelle, crée récemment en 2007. Ses dirigeants et ses cadres ont en moyenne, dans leur totalité, entre 40 et 50 ans, et elle compte dans ses rangs beaucoup de leaders jeunes. Une des critiques adressée à Castillo tend à affirmer qu’il ne pourrait pas compter sur une équipe de gouvernement hiérarchisée. Mais le problème du Pérou, sa crise terminale, n’est pas technique mais politique. Ce débat sur la technicité de la gestion correspond à un vieux discours néolibéral vieux de 30 ans maintenant, et désormais à bout de souffle. Dans l’actualité il s’agit de volonté politique en faveur du changement. À commencer par la création d’une Assemblée constituante et une nouvelle constitution, par des augmentations significatives et urgentes de ressources pour les budgets actuels de la santé et de l’éducation, la seconde réforme agraire et la diversification des productions ; ce sont les thèmes essentiels parmi d’autres
Comment définiriez-vous conceptuellement Pérou libre ?
Il s’agit d’une gauche populaire, authentiquement autonome, sans complexes et qui ne cherche ni n’accepte les chantages de la droite. Une proposition politique qui, sans demander l’autorisation à personne, sans recourir au « big data » et aux stratégies de Twitter, émane des Andes profondes. Elle rassemble des secteurs toujours méprisés par le racisme et les préjugés de classe : le mouvement rondero (organisation communautaire et participative), paysan et urbain, qui est le mouvement social le plus important du pays et qui fait partie d’Alba movimientos (Mouvements Alba), effort d’intégration sociale latino-américaine. Il comprend aussi des secteurs syndicaux de professeurs, qui ont été combatifs et critiques contre l’abandon néolibéral de l’éducation ces dernières années et qui ont la capacité de gagner électoralement les secteurs pauvres qui vivent sur les hauteurs de Lima.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/212488.